Ken Taylor et les évadés d'Iran
Le 4 novembre 1979, une foule d'Iraniens composée majoritairement d'étudiants universitaires radicaux et de partisans de l'ayatollah Khomeini a sauté le mur d'enceinte et occupé l'ambassade des États-Unis à Téhéran. Ils ont pris en otage la plupart des personnes qui s'y trouvaient, les détenant illégalement pendant 14 longs mois sombres sous l'œil d'une superpuissance mondiale désespérée et désemparée.
Cependant, ce jour-là six Américains ont évité la capture. L'attaché agricole, Lee Schatz, a marché nonchalamment dans la foule et a trouvé refuge à l'ambassade de Suède. Cinq autres ont réussi aussi à sortir de l'enceinte sans être vus : le chef des services consulaires, Robert Anders, et deux attachés consulaires, Joe Stafford et Mark Lijek, ainsi que leurs conjointes. Se faufilant avec précaution à travers les rues, ils ont atteint l'appartement d'Anders où ils se sont retrouvés temporairement en sécurité.
L'ambassadeur du Canada en Iran, Ken Taylor, a entendu parler pour la première fois de la prise de l'ambassade par son collègue suédois, dont l'édifice surplombait l'enceinte. Il a informé Ottawa sans délai. Quatre jours plus tard, son agent d'immigration principal, John Sheardown, a reçu un coup de fil étonnant : c'était Bob Anders qui lui décrivait la situation et demandait si lui et son groupe pourraient trouver asile dans les jours à venir; Sheardown a alors promis d'en parler à l'ambassadeur.
Taylor n'a pas hésité. Le Canada donnerait asile aux Américains, mais la question était de savoir à quel endroit. La chancellerie canadienne étant en plein cœur du centre-ville, c'était beaucoup trop dangereux. Il serait préférable de diviser les Américains. Taylor a décidé que Sheardown accueillerait trois des otages chez lui tandis qu'il hébergerait les autres à la résidence officielle en les présentant au personnel comme des touristes canadiens. Taylor a immédiatement commencé à rédiger un câblogramme pour Ottawa.
Les Américains ont été particulièrement chanceux que Ken Taylor soit l'ambassadeur du Canada. Il était à la tête du Service des délégués commerciaux du Canada au moment de son affection à Téhéran en 1977 parce que l'Iran, sous le shah, était un partenaire commercial de plus en plus important. Heureusement, il s'est révélé plus qu'un bon vendeur. En janvier 1979, alors que le régime du shah était manifestement sur le point de s'effondrer, il a organisé l'évacuation de 850 Canadiens d'Iran, une énorme prouesse d'organisation. Ken Taylor était le bon homme, dans le bon emploi, au bon moment.
Le télégramme de Taylor a déclenché une frénésie de consultations au ministère des Affaires extérieures. Le directeur général de la Direction générale de l'Afrique et du Moyen-Orient, Michael Shenstone, a convenu immédiatement que le Canada ne pouvait faire autrement que de donner asile aux fugitifs. Le sous–secrétaire Allan Gotlieb était d'accord. Compte tenu du danger que les Américains couraient, a-t-il dit, il n'y avait « en toute conscience... pas d'autre choix que d'être d'accord », malgré le risque que cela représenterait pour des Canadiens et des biens canadiens.
Il était impossible de joindre sur-le-champ la ministre, Flora MacDonald, parce que celle-ci accordait une entrevue télévisée. Cependant, une fois informée de la situation, elle a convenu qu'il fallait autoriser Taylor à agir, indiquant toutefois qu'il fallait d'abord obtenir l'approbation officielle du premier ministre Joe Clark. Après avoir fait sortir celui-ci de la période des questions à la Chambre des communes, elle l'a mis au courant de la situation et le premier ministre lui a donné immédiatement le feu vert. Peu de temps après, un télégramme parvenait à Téhéran : Taylor pouvait intervenir pour sauver les Américains. On lui a dit qu'il fallait éviter d'ébruiter l'affaire et ne mettre des gens dans le secret que par nécessité.
Le lendemain, les cinq Américains ont été conduits à la maison de Sheardown, où Anders et les Lijek sont restés tandis que Taylor amenait les Stafford à la résidence. C'est ainsi qu'a commencé une longue période d'angoisse pour les Américains et leurs hôtes. Entre-temps, il faudrait que Taylor poursuive son travail de diplomate.
L'ambassadeur du Canada craignait particulièrement que les Iraniens enfreignent la doctrine traditionnelle de l'immunité des ambassades et du personnel diplomatique. Il a tenté, sans grand succès, d'amener le corps diplomatique à formuler des protestations concertées. Néanmoins, le Canada a signifié sa désapprobation auprès du gouvernement de Téhéran et à la mission de l'Iran à Ottawa.
Taylor a cherché aussi à se rendre le plus utile possible aux États-Unis. Il a rencontré Bruce Laingen, le chargé d'affaires des États-Unis, qui était en « garde préventive » au ministère des Affaires étrangères d'Iran, où il était en visite au moment de l'attaque. Taylor a servi volontiers de voie de communication entre lui et Washington. Les comptes rendus que l'ambassadeur envoyait à Ottawa étaient transmis au gouvernement des États-Unis qui demandait parfois à Ottawa des renseignements sur des points particuliers. Taylor a même repéré des lieux d'atterrissage potentiels pour des hélicoptères à Téhéran au cas où une opération de sauvetage serait tentée. Enfin, l'ambassade a transmis des messages à deux agents d'infiltration de la CIA.
Le 21 novembre, alors que la crise s'aggravait, Taylor a été étonné de recevoir un appel de l'ambassadeur de la Suède lui demandant de donner refuge à Lee Schatz, le sixième Américain qui s'était échappé. Celui-ci logeait alors chez un diplomate suédois. Selon l'ambassadeur, Schatz pourrait se faire plus facilement passer pour un Canadien et il serait plus en sécurité sous la responsabilité du Canada. Taylor a accepté et Schatz s'est joint aux autres Américains hébergés chez Sheardown. Le 27 novembre, ils y ont célébré l'Action de grâce américaine, les otages exprimant l'espoir qu'ils n'y célébreraient pas aussi Noël.
Au cours des semaines qui ont suivi, la tension a monté au sein du petit groupe à Téhéran. Certains craignaient que les Iraniens s'aperçoivent que l'effectif de l'ambassade des États-Unis n'était pas complet, ce qui aboutirait à la découverte des otages. D'autres craignaient que les États-Unis organisent une opération de sauvetage des otages. La réussite d'une telle opération pourrait laisser en plan les invités des Canadiens, tandis qu'un échec ne ferait qu'envenimer la situation.
Plus alarmant encore, l'histoire a commencé à filtrer. Le ministère des Affaires extérieures l'a laissé fuir par accident lorsqu'un des rapports de Taylor, qui avait été classifié secret plutôt que très secret, a été inclus dans un résumé distribué aux hauts fonctionnaires du Ministère. L'allusion aux « invités » de Taylor était indirecte, mais la fuite était dangereuse. À la mi-novembre, Taylor a ordonné à son chef de la sécurité militaire, le sergent Claude Gauthier, de commencer à déchiqueter des documents de l'ambassade. Au moins à trois reprises, avant que la tâche soit menée à bien vers la fin du mois, le déchiqueteur surchargé a fait sauter le système électrique.
Entre-temps à Ottawa, le gouvernement conservateur du premier ministre Clark était soumis à des pressions de plus en plus grandes de la part de l'opposition libérale afin d'en faire davantage pour aider les Américains. Il était sous le feu roulant des attaques du chef du Parti libéral, Pierre Trudeau, et de son critique des affaires étrangères, Allan MacEachen. Clark a fini par décider de mettre Trudeau dans le secret, ce qu'il a fait le 26 novembre. Clark espérait atténuer ainsi les interrogations libérales, mais il été déçu. L'attaque de l'opposition partisane s'est poursuivie, ce qui a mis MacDonald dans une telle colère qu'elle a presque lâché le morceau en Chambre. Clark était plus circonspect. Néanmoins, dans leurs réponses furieuses aux questions des libéraux, ils ont tous deux laissé échapper des indices, mais, heureusement, la galerie de la presse ne les a pas relevés.
En décembre, à Ottawa, à Washington et, en particulier, à Téhéran, les nerfs étaient à vif. Comme l'écrirait plus tard dans son livre, Foreign Service (North York, Ontario, 1993), le premier secrétaire (Affaires commerciales) de l'ambassade, John Kneale : « Nous étions tous dans un abîme de déprime... épuisés et frustrés sans savoir combien de temps cette situation paralysante allait durer ». Les Américains s'inquiétaient du danger auquel ils exposaient leurs hôtes canadiens et de ce qui arriverait si l'un d'eux tombait malade au point de devoir être hospitalisé. La femme de Sheardown, Zena, qui quittait rarement la maison, craignait de plus en plus que la situation soit mise au jour.
Ce qui devait arriver arriva au milieu de décembre. Le correspondant à Washington du journal québécois La Presse, Jean Pelletier, examinait depuis un certain temps la situation dans tous les sens. Le fait que des responsables américains mentionnaient des nombres différents d'otages lui a d'abord mis la puce à l'oreille. Il avait de la difficulté à croire que les Américains ne connaissaient pas le nombre exact de leurs ressortissants à Téhéran et il a conclu que certains d'entre eux s'étaient échappés. Quand le ministre Gilles Mathieu à l'ambassade du Canada à Washington lui a dit que le Canada était « l'allié le plus utile des Américains dans la crise », Pelletier a logiquement supposé que des Canadiens abritaient les Américains qui s'étaient échappés. Il s'est adressé à l'ambassade pour obtenir confirmation de ses hypothèses, révélant ainsi aux autorités canadiennes que le secret était éventé. Pelletier a donné un compte rendu complet des événements et de son propre rôle dans Évadés d'Iran (Toronto, 1981), coécrit avec Claude Adams.
C'était la consternation à l'ambassade. L'ambassadeur Peter Towe a tout de suite téléphoné à Pelletier, l'avertissant du danger que les Américains courraient si l'histoire était publiée et l'exhortant à retarder la publication. Bien au fait des répercussions potentielles, Pelletier avait déjà décidé de ne pas lever le voile sur l'affaire jusqu'à ce que les Américains soient en sécurité, hors d'Iran. Il a réussi à en convaincre son rédacteur en chef, qui voulait publier immédiatement la nouvelle. Towe a informé aussi Ottawa de ce que Pelletier savait, en soulignant que des journalistes moins scrupuleux pourraient arriver à la même conclusion. À son tour, le Ministère a informé Taylor et la ministre le 10 décembre. MacDonald, qui assistait à une réunion de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord à Bruxelles quand elle a été mise au courant, a rencontré à la hâte le secrétaire d'État américain Cyrus Vance. Elle lui a dit que le secret était éventé et que le moment était venu de faire sortir les otages. Vance a réclamé du temps. Il a expliqué que les nombreux otages détenus à l'ambassade étaient la priorité du président et il a promis de voir ce qui pourrait être fait à son retour à Washington.
La nouvelle a également galvanisé Taylor. Il a pris des dispositions pour louer une maison sûre, où les Américains pourraient se cacher si jamais la nouvelle se retrouvait à la une. Il espérait avoir deux ou trois heures pour prendre ses dispositions avant que les Iraniens se présentent à l'ambassade.
À la grande déception des otages américains, ils ont effectivement dû célébrer Noël à la résidence de Sheardown. Schatz a dit à la blague qu'il faudrait commencer à préparer Pâques, ce qui n'a fait rire personne. Heureusement, ils n'en sont pas arrivés là. Le 30 décembre, MacDonald a eu une nouvelle rencontre avec Vance aux Nations Unies. Comme le New York Times était désormais également au courant de la situation, bien qu'il ait accepté lui aussi de retarder la publication, il était clair que le secret ne pourrait pas tenir beaucoup plus longtemps. Vance et MacDonald ont décidé que le Canada et les États-Unis travailleraient de concert à mettre au point un plan pour faire sortir les Américains.
Au début de la nouvelle année, deux Américains – Antonio Mendez, chef de la Section de l'authentification du Bureau des services techniques de la CIA, et un spécialiste en documents – sont arrivés à Ottawa. Ils ont été enfermés aussitôt avec MacDonald et ses aides dans l'appartement de la ministre. Le gouvernement Clark avait déjà délivré des passeports canadiens aux six otages, qu'on ferait passer pour des cinéastes canadiens rattachés à une société cinématographique fictive que Mendez avait mise sur pied à Hollywood pour explorer une production possible en Iran. Suivant les conseils de Taylor, il avait été décidé que la seule façon de quitter l'Iran était de passer par l'aéroport pour monter à bord d'un vol régulier. En jargon bureaucratique, on parlait de « l'exfiltration » des otages américains.
Entre-temps s'amorçait le lent processus devant mener à la fermeture de l'ambassade du Canada. Graduellement, des membres du personnel avaient commencé à quitter, les derniers documents classifiés avaient été déchiquetés et le matériel non classifié avait été envoyé à l'ambassade de la Nouvelle-Zélande, qui avait accepté de s'occuper des intérêts canadiens. Des renseignements importants sur les procédures de sécurité à l'aéroport avaient été transmis par des messagers et par des membres du personnel de l'ambassade, dont Kneale, qui avait observé avec soin et mémorisé « tous les détails des formalités » lors de son passage à l'aéroport le 9 janvier. De faux visas d'entrée et de sortie iraniens et de faux timbres de passeport avaient été préparés aux États-Unis et livrés à Téhéran par le service de messagerie canadien. Heureusement, à la dernière minute, l'agent politique Roger Lucy, qui connaissait le farsi, a remarqué que les visas d'entrée portaient une date erronée.
Le 19 janvier 1980, Pat Taylor, la femme de l'ambassadeur, a été horrifiée lorsqu'elle a répondu au téléphone à la résidence et que son interlocuteur a demandé à parler à l'un des Stafford. Désormais, c'était clair qu'un nouveau délai ne ferait qu'augmenter le danger et deux jours plus tard, MacDonald a ordonné le début de l'exfiltration. Cependant, avant qu'il ait pu agir, Taylor a été informé que les Américains voulaient avoir leur propre « escorte » sur place, ce qui a engendré un autre délai. Le 25 janvier, Mendez et un autre agent de la CIA sont arrivés à Téhéran, se faisant passer pour d'autres membres de la société cinématographique fictive. Entre autres tâches, ils devaient corriger la date erronée sur les visas d'entrée.
Six places avaient été réservées sur un vol de Swissair partant le 27 janvier, un dimanche, à 7 h 35. Comme solution de repli, des places avaient été réservées également sur des vols subséquents de KLM, d'Air France et de British Airways. Les six Américains sont passés sans difficulté par les contrôles de sécurité et d'immigration de l'aéroport. Le vol de Swissair avait une heure de retard, mais il n'y a pas eu d'autres accrocs. Après deux mois et demi de « résidence surveillée », les six otages américains étaient libres et en sécurité.
Le reste du personnel de l'ambassade a quitté plus tard ce jour-là. En guise de dernière précaution, le sergent Gauthier a brisé en morceaux l'équipement de chiffrement, ce qui lui a valu le surnom de Sledge (ou massue, en français). À la fin du dernier message provenant d'Ottawa, on pouvait lire « À tout à l'heure, exfiltrateur ». Une affiche sur la chancellerie et un avis public informaient les Canadiens se trouvant toujours en Iran de la fermeture de l'ambassade et leur conseillaient d'envisager de partir. Quatre jours plus tard, l'ambassade de la Nouvelle-Zélande était occupée et la responsabilité des intérêts canadiens transférée au Danemark, qui a alors installé son personnel (et les employés recrutés sur place de l'ambassade du Canada) dans la chancellerie et la résidence. L'ambassade d'Iran à Ottawa est restée ouverte.
Craignant pour la sécurité des autres otages américains, Cyrus Vance a demandé qu'on respecte « la plus stricte confidentialité » au sujet des invités et de leur fuite, ce qui s'est révélé impossible. Comme il n'y avait plus de danger immédiat, Pelletier et La Presse ont publié la nouvelle le 29 janvier. Le sauvetage audacieux a fait vibrer une corde sensible aux États-Unis où les Américains attendaient désespérément de bonnes nouvelles. Il a provoqué un débordement de gratitude dans l'ensemble des États-Unis et a fait de Taylor une célébrité. Celui-ci a fait des apparitions à la grandeur de l'Amérique du Nord, récoltant des honneurs et des prix décernés par des Américains reconnaissants. Exploitant sa célébrité, le gouvernement l'a nommé consul général du Canada à New York. Et pourquoi pas? On lui avait déjà remis les clés de la ville!
Washington a décerné à Taylor la Médaille d'or du Congrès et le Canada l'a fait officier de l'Ordre du Canada. Sheardown, Lucy, la secrétaire de Taylor, Laverna Dollimore et la responsable des communications de l'ambassade, Mary Catherine O'Flaherty, ont été faits membres de l'Ordre du Canada. Le sergent Gauthier et deux autres policiers militaires ont reçu l'Ordre du mérite militaire. Des conjointes du Service extérieur se sont indignées que Pat Taylor et Zena Sheardown n'aient pas reçu les mêmes honneurs et elles ont protesté énergiquement. L'omission a été réparée et Pat et Zena ont elles aussi été nommées membres de l'Ordre du Canada.
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