Les États-Unis et la politique étrangère du Canada
Je considère comme un grand privilège d’avoir été invité à donner cette première conférence O.D. Skelton sur la politique étrangère du Canada, à l’occasion du 60eanniversaire du Statut de Westminster. Je félicite le ministère des Affaires extérieures et du Commerce extérieur d’avoir créé cette série de conférences annuelles en l’honneur de l’homme qui, en qualité de soussecrétaire d’État aux Affaires extérieures, a eu, plus que toute autre personne, le mérite d’avoir façonné le Ministère tel que nous le connaissons aujourd’hui.
Le thème que j’ai retenu pour ce soir est « Les États-Unis et la politique étrangère du Canada ». Ce choix s’explique par le fait qu’à mon avis il est celui qui offre – du point de vue de nos relations avec la superpuissance que représente notre voisin du Sud – la meilleure possibilité de nous éclairer sur la nature générale de la politique étrangère du Canada.
La question que vous vous posez aujourd’hui et demain est de savoir si le Canada a eu une influence. J’insisterai ce soir sur les forces qui ont concouru à former la politique étrangère qui a, à mon avis, permis au Canada d’avoir cette influence.
La thèse que je soutiens, c’est que depuis 60 ans – soit la période que je me propose d’examiner – les stratégies du Canada sur le plan international ont été grandement influencées par nos préoccupations concernant nos relations avec les États-Unis. Sur la scène de la politique étrangère du Canada, les États-Unis sont toujours l’acteur principal. À la table où les Canadiens préparent les ingrédients de leur politique étrangère, les États-Unis sont toujours l’invité le plus important. Lorsque les Canadiens se rassemblent pour discuter de leurs besoins et de leur destinée, le spectre des Etats-Unis hante toujours leur esprit.
Il serait vain d’essayer, en un seul exposé, de brosser un tableau historique de nos relations avec les États-Unis, de dresser le catalogue des diverses étapes de son évolution ou encore de décrire par le menu les initiatives, les idées et les activités, bien ou mal inspirées, fructueuses ou stériles, que nos dirigeants politiques et nos diplomates ont mises à contribution pour mieux faire face au défi que représente le fait de vivre à côté du pays le plus puissant et le plus riche du monde.
Je m’emploierai plutôt à mettre de l’avant, sur deux plans ou niveaux, certaines idées générales concernant les États-Unis en tant qu’élément central de notre politique étrangère.
Interrogeons-nous tout d’abord sur la façon dont les États-Unis ont marqué le caractère fondamental de notre politique étrangère, dans son sens le plus large, soit nos relations avec l’ensemble de la communauté internationale. Nous examinerons ensuite la question sous l’angle de la politique adoptée pour traiter directement avec les États-Unis, dans un contexte bilatéral, en vue de promouvoir et de défendre nos intérêts nationaux.
La définition de notre perspective internationale, à la fois originale et distincte, et la gestion de relations bilatérales envahissantes avec les États-Unis ne sont que deux aspects d’une même réalité qui a dominé notre évolution depuis un demi-siècle. L’objectif suprême qui est demeuré au coeur de nos préoccupations a été de limiter l’influence américaine sur notre destinée nationale tout en retirant un avantage optimal de notre proximité.
Au cours de la période de 60 ans qui s’est écoulée entre la création du Canada par l’Acte de l’Amérique du Nord britannique et notre participation en toute autonomie à la communauté internationale, les États-Unis ont occupé une place importante dans notre programme d’action national, les échanges, les pêches et les questions de frontières suscitant de nombreuses préoccupations. Mais le Canada s’est attaché à résoudre les difficultés dans le cadre de ses liens avec l’Empire britannique. Les faits ne permettent pas de conclure que Londres ait passé outre régulièrement à nos intérêts. Au demeurant, avant même Westminster, les représentants du Canada ont commencé à conclure des accords avec les États-Unis de leur propre chef, la Convention sur les pêcheries de flétan de 1923 en étant le premier exemple.
Bon nombre des différends qui ont opposé notre pays naissant et les États-Unis étaient extrêmement litigieux. Il n’en reste pas moins que, tandis que notre autonomie nationale prenait forme dans les trois premières décennies du siècle, les principales préoccupations des dirigeants politiques canadiens étaient provoquées non pas par Washington, mais bien par les liens avec l’Empire britannique. De plus en plus, en effet, dans ce siècle agité, nous étions troublés par le pouvoir de tutelle conféré à Londres et par l’apparente subordination des intérêts canadiens aux visées et stratégies de l’Empire britannique.
Au ministère des Affaires extérieures, nos cadres supérieurs et nos plus grands esprits étaient obnubilés par un seul souci majeur – s’affranchir du joug impérial. Même après que fut reconnue aux termes du Statut de Westminster l’égalité des voix des dominions dans les affaires internationales, bon nombre de nos personnalités les plus remarquables consumaient encore leurs énergies à chercher pourquoi il ne convenait pas que Londres entraîne le Canada dans une autre guerre européenne. Le brillant Loring Christie alla jusqu’à soutenir que même si la Grande-Bretagne déclarait la guerre à l’Allemagne, il n’était pas essentiel que le Canada emboîte le pas. Mackenzie King partageait de tout coeur ces sentiments isolationnistes, bien qu’il sût pertinemment que le Canada ne pourrait jamais demeurer à l’écart en cas de guerre. Une semaine après l’entrée de la Grande-Bretagne dans les hostilités en 1939, le Canada en faisait autant. Déçu, Christie partit pour Washington.
La hantise de l’influence de Londres a peut-être contribué à empêcher certains de nos diplomates de voir ce qui se passait en Europe. Mais tous n’étaient pas touchés par la cécité, et Lester Pearson, entre autres, n’était que trop conscient de la situation, même si, paradoxalement, le ministère des Affaires extérieures, tout en étant déterminé à ne pas se soumettre d’office aux stratégies et objectifs impériaux, ne défendait pas toujours vigoureusement nos intérêts nationaux à cette époque lorsqu’ils ne coïncidaient pas avec ceux de l’Empire britannique. Ainsi, à l’occasion de la Conférence de codification des eaux territoriales, qui s’est tenue à La Haye en 1930, la délégation canadienne se limita à une seule intervention pendant toute la durée des longues délibérations. Celle-ci se résume en une seule phrase prononcée par le délégué canadien : « Je me range à l’avis de mes distingués collègues britanniques », ou quelque autre phrase dans le même esprit. Le délégué du Canada n’était autre que Lester Pearson.
Avant la Seconde Guerre mondiale, par conséquent, c’était l’ombre de Londres, et non celle de Washington, qui planait sur Ottawa, de sorte qu’il ne faut pas s’étonner que notre politique étrangère, encore balbutiante, fut surtout axée sur la rupture du cordon ombilical avec l’Empire britannique. Non seulement Washington n’apparaissait-il pas menaçant, mais il faisait l’objet de notre convoitise. Le ministère des Affaires extérieures, qui souhaitait tout d’abord que les États-Unis s’engagent dans le conflit et qui, par la suite, voulut appuyer leurs efforts de la façon la plus efficace possible, avança, sous l’impulsion de Hume Wrong, de Norman Robertson et de Lester Pearson, le principe du fonctionnalisme pour décrire le rôle que nous pourrions légitimement chercher à assumer au sein des conseils des alliés et pour déterminer le moment opportun où nous pourrions nous-mêmes nous faire entendre auprès des comités.
Les craintes de domination, par la Grande-Bretagne, de notre politique étrangère s’évanouirent pendant la guerre et, bien sûr, n’ont jamais refait surface. Toutefois, dans les premières années de l’après-guerre, elles ne furent pas immédiatement supplantées par les appréhensions d’une domination par Washington.
Bien au contraire, notre plus grande inquiétude était de voir le pays le plus puissant du monde – le plus puissant de l’histoire – faire ses bagages, quitter l’Europe et rentrer chez lui. Ce sont ces préoccupations de la période qui a suivi immédiatement la guerre qui ont donné naissance aux principales caractéristiques de notre politique étrangère contemporaine.
Ces caractéristiques incluent d’abord et avant tout notre vocation transatlantique, mais aussi, et plus généralement, le multilatéralisme, la planétarisation et le soutien des organisations internationales. Depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu’à ce jour, les Canadiens font confiance à la communauté atlantique, au multilatéralisme, à l’universalisme et aux institutions internationales comme principaux piliers de la structure globale de notre politique étrangère.
C’est sur le plan multilatéral que les traits les plus distinctifs de notre politique étrangère ont vu le jour. C’est grâce à notre vocation multilatérale que le Canada « a eu une influence ».
Les origines de cette orientation, de cet engagement à l’égard de l’internationalisme n’ont cependant rien à voir avec notre désir de contrer ou de limiter l’influence des États-Unis sur le Canada. C’est le contraire qui est vrai. Si les États-Unis devaient retourner à l’isolationnisme, il faudrait craindre les pires conséquences. L’échec de la Société des nations pourrait se reproduire et une autre guerre mondiale risquerait d’éclater. La sécurité collective deviendrait tout à coup un objectif inatteignable et le monde serait de nouveau à la merci d’un Etat belliqueux.
De ce point de vue, nous avons donné corps à une aspiration profondément ancrée dans notre politique étrangère, à savoir – et je reprends ici une expression utilisée par les professeurs Granatstein et Hillmer à propos d’une époque antérieure – assurer « L’harmonie des relations anglo-américaines, fondement de la sécurité du Canada ».
Si les États-Unis devaient se replier sur eux-mêmes, si le triangle se brisait, le Canada devrait sans doute se ranger du côté des Américains en raison du déclin de la Grande-Bretagne et de la faiblesse de l’Europe. L’obligation de faire un choix entre les deux côtés de l’Atlantique serait très désagréable pour le Canada et ne manquerait pas de mettre en péril notre unité intérieure. La raison et l’intérêt national nous poussaient donc à édifier des institutions susceptibles de préserver les liens entre l’Europe et les États-Unis – comme l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) – de même que des organismes internationaux au sein desquels les États-Unis joueraient pleinement leur rôle pour maintenir la sécurité collective.
C’est pourquoi il n’était pas illogique de la part des Canadiens de faire du multiculturalisme la pierre angulaire de leur politique étrangère naissante. L’édification d’institutions internationales efficaces concordait parfaitement avec les intérêts nationaux du Canada. Or, la poursuite de cet objectif s’harmonisait également à merveille avec les autres aspirations des diplomates canadiens.
Pour la plupart, ces fonctionnaires étaient idéalistes et d’orientation internationaliste. On n’aurait pas su trouver la moindre trace d’isolationnisme dans l'Édifice de l’Est (sur la Colline du Parlement où le Ministère était situé autrefois). Bon nombre d’entre eux étaient des enfants « de pasteur », affichaient des idées antiimpérialistes et anticolonialistes et étaient animés d’un esprit missionnaire. Ils ne demandaient qu’à contribuer au maintien de la paix et de la sécurité dans le monde, à mettre un terme au colonialisme et à promouvoir la justice au nom des pays pauvres qui allaient bientôt devenir le tiers monde. C’est ainsi que les premières années de l’après-guerre furent caractérisées par une remarquable harmonie entre nos idéaux et nos intérêts nationaux.
Au reste, la poursuite de ces objectifs ne causait aucune friction avec les Américains. Le Canada et les États-Unis étaient partenaires dans l’entreprise d’édification des organisations internationales – l’Organisation des Nations Unies (ONU), l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), les institutions spécialisées – et dans l’engagement à les rendre efficaces. Par la suite, les États-Unis et le Canada furent les artisans de l’opération la plus importante de l’histoire de l’ONU, après sa création, soit le transfert du pouvoir politique réel du Conseil de sécurité, paralysé par la Guerre froide, à l’Assemblée générale.
Grâce à des hommes politiques et à des diplomates de talent, la diplomatie canadienne de cette époque se révéla innovatrice et efficace, suscitant l’admiration. La collection de plus en plus importante de mémoires rédigés par les diplomates canadiens témoigne de cette créativité. Nous voulions contribuer à faire de l’OTAN une communauté transatlantique, par opposition à une simple alliance militaire. Nous voulions transformer le Commonwealth en une organisation multiraciale de pays industrialisés et en développement. Nous voulions que l’ONU devienne un intervenant efficace dans les affaires économiques et humanitaires. Or, dans tous ces cas, nous avons fourni un apport important.
Pendant ma dernière année à Oxford comme étudiant, je me souviens d’avoir mentionné devant l’éminent philosophe anglais Stuart Hampshire que je venais de m’engager dans le corps diplomatique canadien. « Le meilleur du monde, s’empressa-t-il d’affirmer, et auréolé de la remarquable réalisation du chef de la délégation canadienne à l’ONU, Paul Martin, qui a débloqué l’impasse concernant l’adhésion de nouveaux membres. » A vrai dire, cette initiative canadienne reflétait notre politique étrangère dans ce qu’elle avait de plus fondamental, à savoir la recherche d’une Organisation des Nations Unies qui soit universelle. Cette réussite du Canada survenait tout juste un an avant un autre éclatant succès, celui de la création par Lester Pearson et ses aides d’une force de maintien de la paix à Suez sous l’égide de l’Assemblée générale et non du Conseil de sécurité.
Les années 50 et le début des années 60 marquèrent l’apogée du pouvoir américain dans le monde et les moments les plus intenses de la Guerre froide. Notre participation aux institutions internationales nous donna l’occasion, par la formation d’associations d’États doués des mêmes dispositions, d’exercer une influence positive sur les États-Unis à une époque extrêmement périlleuse et tendue. La crainte d’une guerre nucléaire n’est pas le moindre des facteurs ayant motivé nos prises de position énergiques devant les instances internationales.
Il peut sembler simpliste de dire que le Canada a commencé à cette époque à se tourner vers le reste du monde pour faire contrepoids aux États-Unis, mais cette affirmation ne comprend pas moins un élément de vérité.
On comprendra mieux ainsi pourquoi les diplomates canadiens, au grand étonnement des trésoriers et des gestionnaires de l’Administration fédérale, ont toujours eu de la difficulté à établir les priorités pour la définition de la politique étrangère du Canada. Les besoins se faisaient sentir partout. Il fallait donc aller partout. De nouvelles ambassades essaimèrent sur tous les continents, un programme d’aide d’envergure prit forme, dont les fonds furent distribués dans tous les coins du globe. Après avoir compté parmi les principaux participants au Plan Colombo en Asie, nous devions par la suite devenir un donateur plus important que les États-Unis en Afrique anglophone et le deuxième seulement, après la France, en Afrique francophone.
Nous avons été les principaux artisans du Commonwealth et de la Francophonie, promus fers de lance de notre politique étrangère. Nous pouvions nous enorgueillir de la participation du Canada à toutes les grandes opérations de maintien de la paix montées sous l’égide des Nations Unies. L’ONU, les institutions spécialisées et le GATT constituaient les grands pôles de notre action internationale. L’Europe et l’Amérique latine, les Antilles et, à vrai dire, chaque continent ou région comptaient sur notre présence diplomatique. Une lutte sans fin, qui mit aux prises les diplomates et le Trésor, finit par engendrer le phénomène typiquement canadien consistant à ouvrir des ambassades pour ensuite les fermer, puis à les ouvrir et à les fermer de nouveau, selon un schème que l’on pourrait appeler le « syndrome de l’ambassade de l’Équateur ». La lutte se poursuit encore de nos jours, nous avons désormais 146 bureaux de par le monde.
Même s’il n’est pas une grande puissance, le Canada en vint malgré tout à pratiquer une politique étrangère mondiale et s’est toujours employé, au fil des décennies, à jouer un rôle international. Une anecdote, probablement apocryphe, pourrait peut-être aider à expliquer ce phénomène.
Je me rappelle avoir lu, il y a bien longtemps, un mot de ce membre éminent de l’élite torontoise qu’est Dean Acheson, qui disait un jour que le problème du Canada, c’est qu’il est une puissance régionale, mais sans région. J’ai essayé de retracer la citation exacte, en passant en revue toutes les sources possibles, mais sans succès. J’ai bien retrouvé ses commentaires acerbes sur la magnanimité et l’hypocrisie du Canada, mais non la mention du Canada à titre de puissance régionale sans région. Quoi qu’il en soit, si ce n’est pas Acheson qui est l’auteur de cette diatribe (on l’a aussi attribuée à Buckminster Fuller et à Herman Kahn), il aurait bien pu l’être, tant elle résume parfaitement la réalité géographique qui sous-tend la politique étrangère du Canada.
En tout réalité, les États-Unis est notre région.
Le première conséquence de ce simple fait est que, pour faire contrepoids, pour trouver un espace vital, un lebensraum, en quelque sorte, nous avons concentré nos efforts et nos énergies créatrices sur une politique étrangère fondée sur une présence et un rôle assumés dans toutes les autres régions et au sein de chacune des organisations internationales. Le Commonwealth, dont les États-Unis ne font pas partie, en est un exemple typique. La mondialisation, le multiculturalisme, l’universalisme et la participation active aux organisations internationales ont été les piliers de notre politique étrangère, découlant naturellement du besoin que nous ressentions d’équilibrer les forces extérieures conjuguées pour façonner notre destinée nationale.
La deuxième conséquence du fait que le Canada soit une « puissance régionale, mais sans région » est que, s’il est une région sur la Terre que le Canada a eu tendance à négliger depuis de nombreuses années, c’est celle de l’Amérique latine. La raison principale en est qu’il s’agissait de l’arrière-cour des États-Unis et non, par conséquent, d’un endroit naturel où faire contrepoids. C’est pourquoi nous nous sommes tenus bien à l’écart de l’Organisation des États américains (OEA), tout comme des regroupements de l’hémisphère occidental au sein des institutions spécialisées.
En somme, jusqu’à tout récemment, nous n’avons exercé aucune influence dans cette région, et ce n’est pas à notre honneur.
Je ne pense pas qu’il soit possible de préciser la date à laquelle les Canadiens ont commencé à voir dans le multilatéralisme un moyen pour contenir le pouvoir des Américains, tel qu’il peut s’exercer sur le Canada.
D’après ma propre expérience, je dirais que vers le milieu des années 50, il semblait tout naturel aux Canadiens d’envisager le multilatéralisme dans cette optique, du moins en partie.
Pendant le mandat de Diefenbaker, le Canada s’est mis à utiliser le multilatéralisme comme moyen de pression contre les États-Unis dans un contexte bilatéral. A la fin des années 50, le Cabinet canadien entérinait une recommandation du Comité interministériel sur les eaux territoriales visant à établir une zone de pêche exclusive de 12 milles au large de nos côtes. Les ÉtatsUnis s’y opposaient fermement. Dès lors, pendant plusieurs années, le Canada a mené une énorme campagne diplomatique afin de rallier des appuis à l’égard d’une règle de droit favorable aux 12 milles. Nous avons bloqué une entente sur une proposition rivale des États-Unis à la première Conférence des Nations Unies sur le droit de la mer en 1958. Par la suite, en grande partie grâce à nos efforts, une règle vit le jour en 1960 qui légitimait notre approche, et non celle des États-Unis, face à la zone de 12 milles. En fin de compte, nous avons décidé d’agir unilatéralement.
Les Canadiens savaient pertinemment ce qu’ils faisaient. Ils se sont abstenus sciemment de tout geste unilatéral susceptible d’offusquer les Américains. Ils ont attendu la formation d’un consensus international pour légitimer leur action avant d’agir. Diversement modulée, c’est cette même stratégie fondamentale que le Canada devait adopter maintes et maintes fois, pendant de nombreuses années, pour assurer sa compétence sur les mers territoriales, sur la navigation dans les glaces de l’Arctique, sur la lutte contre la pollution en haute mer, etc. Nous avons toujours recherché la sanction internationale, sous forme de nouvelles règles, des actions auxquelles les États-Unis s’opposaient vivement et qui étaient pour l’essentiel dirigées contre eux.
On pourrait citer des exemples du même ordre dans des domaines autres que ceux des eaux territoriales, de la gestion des ressources et de la protection de l’environnement.
Mal inspiré, le gouvernement Diefenbaker a voulu obtenir un accord rapide de l’ONU sur le désarmement afin de prévenir de dangereuses (sinon fatales) dissensions intestines sur la question du rôle nucléaire de nos forces armées. Destinée à forcer la main aux Américains, cette initiative a abouti à l’une des pires périodes de tension qu’aient connues nos relations avec les États-Unis.
À la fin des années 60, la vocation du Canada comme apôtre des organisations internationales atteignait son point culminant. Au sein de l’ONU, nous avons réussi à rendre crédible l’idée d’une puissance intermédiaire et nous avons tenu avec aisance ce rôle de puissance intermédiaire en formant des alliances, à l’occasion de votes déterminants, avec la Suède, l’Autriche, le Mexique, l’Égypte, la Yougoslavie et d’autres puissances intermédiaires, dans un travail constant en faveur du désarmement, en quête de moyens pour atténuer les menaces de la Guerre froide, à la recherche du compromis et de la modération, tout en demeurant fidèles au Bloc de l’Ouest.
Pour certains Canadiens, nos efforts en vue de prendre la tête d’un camp mitoyen apparaissaient un tant soit peu forcés, et la façon dont nos dirigeants politiques, les médias et d’autres encore voulaient faire du Canada le héraut vertueux d’un monde meilleur semblait friser la présomption. Inversement, de l’avis d’autres Canadiens encore, nos efforts étaient insuffisants et entravés par une trop étroite collaboration avec les Etats-Unis et par notre manque de neutralité.
Ces facteurs, renforcés par un sentiment nationaliste croissant au Canada, ont provoqué une sorte d’impatience concernant notre rôle international, un certain cynisme au sujet de notre internationalisme de boy-scout, du « pearsonianisme » sans Pearson, du dépassement les Américains, passé, etc.
C’est dans ce contexte que le gouvernement nouvellement élu de Pierre Trudeau entreprit de passer en revue notre politique étrangère. Les résultats de cette initiative, exposés dans les six brochures de La Politique étrangère au service des Canadiens, en étonnèrent plus d’un dans les universités canadiennes, les médias et les instances officielles par leur apparente étrangeté, voire leur excentricité. Rédigé dans le langage à la mode de l’époque, le rapport fut assailli par la critique. On lui reprochait de la tiédeur dans son engagement à l’égard de l’internationalisme et une insistance exagérée sur l’intérêt national par opposition à l’avènement d’un monde meilleur. « Et pourquoi, ajoutait-on, n’y a-t-il pas de document distinct sur les relations avec les États-Unis? »
Avec le recul, on est en droit de juger ces documents de façon quelque peu différente. La décennie des années 60 fut une époque de sensibilisation singulière des Canadiens à la vulnérabilité, réelle ou perçue comme telle, de leur pays par rapport aux États-Unis. On imagina ou adopta des interventions controversées afin de limiter la capacité des Américains de prendre le contrôle d’une part encore plus importante de l’industrie canadienne, et certains secteurs de l’économie (les banques, les communications) firent l’objet de mesures de protection partielle ou totale. De profonds conflits ont surgi concernant la pollution et d’autres questions environnementales, la souveraineté dans les eaux territoriales et internationales, l’Arctique, le mouvement des brise- glaces américains dans le passage du Nord-Ouest, les ressources halieutiques et d’autres questions.
La puissance des États-Unis était à son summum mais, à cause du Viet-Nam, les Canadiens avaient perdu toute confiance envers les dirigeants américains. C’est ainsi qu’un nouveau sentiment nationaliste fit pencher la balance en faveur de la défense de nos intérêts nationaux et la protection de notre souveraineté.
Malgré une rhétorique et une terminologie nouvelles, La Politique étrangère au service des Canadiens représentait moins une rupture par rapport aux modes de pensée de la majorité en matière de politique étrangère qu’une façon originale de voir et de présenter les orientations traditionnelles à une époque davantage marquée par le nationalisme.
S’il n’y avait pas de document distinct sur la politique des relations avec les États-Unis, c’est que les Canadiens, dans une large mesure, voyaient dans la politique étrangère un instrument de comportement avec le monde entier, à l’exception des États-Unis. Autrement dit, il n’y avait pas de publication distincte sur les États-Unis du fait que nos relations avec le reste du monde étaient simplement le reflet de notre comportement face à la réalité américaine. Les auteurs des documents affirmaient à juste titre que notre politique à l’égard des États-Unis pouvait se retrouver, par déduction, dans toutes les brochures portant sur le monde et que, de toute façon, une étude détaillée viendrait plus tard. Malgré la nouvelle rhétorique et une sourdine sur le rôle de conciliateur universel, on n’y constatait, globalement parlant, aucune discontinuité véritable de perspective ni de visée.
Lorsque parut enfin, quelques années plus tard, le chapitre suivant tant attendu, soit en octobre 1972, sous la forme d’un document du Secrétariat d’État intitulé Relations canado- américaines : choix pour l’avenir, il n’y eut aucune surprise, aucune rupture.
Les « choix pour l’avenir » présentaient toutefois l’originalité de s’attaquer de front à la question dominante de notre politique étrangère, à savoir comment limiter l’influence américaine sur le nationalisme et l’identité du Canada, ou comment atténuer la vulnérabilité du Canada face à la politique et aux interventions des États-Unis. Sur le plan intérieur, le troisième choix préconisait le renforcement de la souveraineté dans des domaines vitaux d’intérêt national comme l’économie et la culture. Sur le plan extérieur, il recommandait – je vous laisse deviner – un plus grand engagement à l’égard du reste du monde. Nos vieux amis, le multiculturalisme et la mondialisation, avaient refait peau neuve et se présentaient désormais sous forme de diversification des relations économiques avec des pays importants autres que les États-Unis.
Nos vieux amis avaient également revêtu un costume de soit le transatlantisme, contre poids du continentalisme.
Ainsi donc, que nous portions notre regard vers La Politique étrangère au service des Canadiens ou vers le troisième choix, le principal acteur de la pièce, le convive d’honneur au festin est toujours notre voisin du Sud. Le souci dominant n’avait pas changé : la vulnérabilité du Canada face au pouvoir et à l’influence des États-Unis.
Par surcroît, nos programmes d’action, pour l’essentiel, demeuraient les mêmes : intensifier l’effort pour créer des contrepoids, accélérer les démarches en vue de nouer des liens plus étroits et plus fructueux avec le reste du monde – moins les États-Unis.
Si le vocabulaire utilisé phraséologie antérieure, dans ces études y avait-il autre différait quelque peu de la chose de différent?
La réponse est affirmative, mais il n’est pas facile de définir ces différences :
La volonté du gouvernement, des instances officielles ou du monde des affaires de procéder à la diversification de nos relations extérieures, préconisée dans le troisième choix, demeurait chancelante. Alors même que le gouvernement lançait un appel en faveur de la diversification, les relations économiques et commerciales avec les États-Unis continuaient de s’intensifier. Lorsque le troisième choix fut adopté en 1973, notre commerce avec les États-Unis représentait quelque 60 % de nos exportations. En 1984, lorsque le gouvernement libéral fut renversé, les chiffres avaient grimpé à plus de 75 %. Malgré le « lien contractuel » de 1976 avec l’Europe, notre commerce outremer avait chuté de 50 % pendant cette même période.
De subtiles modifications commencèrent à toucher notre façon de voir notre vocation multilatérale. Dans certaines déclarations du gouvernement, on pouvait entendre, de plus en plus souvent, l’écho d’une sorte de neutralisme en gestation, qui avait d’abord fait son apparition dans l’examen de la politique de la défense pendant les premières années du mandat de Trudeau. Nous avions désormais tendance à nous définir comme situés à michemin entre les deux superpuissances, moralement indépendants de l’une comme de l’autre, en quelque sorte. Certes, cette prise de position était davantage caractéristique de M. Trudeau que de ses ministres des Affaires extérieures, mais elle finit par gagner du terrain au sein du Ministère. Si l’anti-américanisme n’était pas une attitude naturelle chez nos diplomates, il n’en demeure pas moins que, pendant les années 70 et 80, un certain nombre de fonctionnaires donnèrent l’impression qu’ils jugeaient la légitimité de notre politique étrangère en fonction du degré d’écart qu’elle présentait par rapport à celle des États-Unis. Cette tendance eut pour effet de fausser et, à certains égards, de miner les assises qui, historiquement, avaient fondé notre engagement à l’égard du multilatéralisme.
Malgré ces nouvelles nuances, le multilatéralisme demeura le trait constant de notre politique étrangère pendant toutes ces années. Or, le sentiment de la vulnérabilité de notre autonomie nationale face aux influences omniprésentes des États-Unis devint une sorte de constante derrière la constante.
Au cours de ces décennies, une troisième constante se dégagea, découlant elle aussi de nos relations avec les États-Unis.
Cette constante avait trait à la façon avec laquelle le Canada s’employait à gérer les relations avec les Américains. Elle peut se résumer comme suit : la meilleure façon de nous entendre avec notre envahissant, imprévisible et parfois insensible voisin consistait à emprunter la voie diplomatique. Autrement dit, nous étions d’autant plus efficaces dans la gestion de cette relation que nous mettions à profit nos talents diplomatiques, en préservant une maîtrise maximale de notre propre position de négociation et, surtout, en ne comptant sur l’intermédiation, sous quelque forme que ce soit, que dans les cas les plus exceptionnels.
Citons à ce propos un brillant praticien des arts diplomatiques, John Holmes, selon lequel : « Notre expérience de tous les jours nous a montré que rien ne peut remplacer de façon valable les brutaux affrontements de la diplomatie. » Il convenait donc d’éviter les procédures officielles de règlement des différends, que ce soit sous la forme de l’arbitrage, de la conciliation ou de la médiation par tiers interposé, du recours judiciaire ou autre.
Comme l’a également dit John Holmes, le Canada et les États-Unis devinrent, dans leurs catégories respectives, « les instigateurs de la création de nouvelles institutions pour le maintien de l’ordre universel. Ni l’un ni l’autre des deux pays, toutefois, n’était vraiment intéressé à créer de nouvelles institutions pour le continent. La crainte traditionnelle d’hypothéquer notre souveraineté politique persistait. » Il avait tout à fait raison. Il y avait trois choses que nous voulions préserver : la souveraineté, la souveraineté et la souveraineté.
À cet égard, le Canada n’a rien apporté de nouveau à l’art de diriger les relations internationales.
Certains ont pu soutenir que notre expérience malheureuse de l’arbitrage international à l’époque où la Grande-Bretagne était chargée de nos relations avec les États-Unis n’était pas étrangère à cette hostilité persistante. J’ajouterais que celle-ci s’explique également en partie par l’influence limitée des avocats dans les couloirs du pouvoir de l'Édifice de l’Est (sur la Colline du Parlement) – du moins, jusqu’à ces dernières années. Bon nombre de nos diplomates les plus talentueux, Norman Robertson, par exemple, ne prisaient pas particulièrement les avocats du droit international, jugeant que le droit international n’était guère utile lorsqu’il s’agissait de faire preuve de souplesse et de trouver des compromis, de tendre la perche ou de trouver un terrain d’entente pour rapprocher les parties.
Il faut dire que ces vieux routiers de la diplomatie d’après-guerre avaient connu l’époque de la Société des nations et se rappelaient le rôle de premier plan joué par les spécialistes du droit international dans les délibérations de la Société, ainsi que la futilité de leurs efforts.
C’est ainsi que pratiquement tous les projets de création d’institutions bilatérales en Amérique du Nord sont mort-nés, ont avorté ou se sont évanouis peu après leur adoption. Même les recours à l’historique Commission mixte internationale ont diminué considérablement.
Les Américains n’étaient pas plus enthousiastes au sujet de ces institutions que les Canadiens. On ne peut guère s’en étonner puisqu’ilsétaientlesplusforts. Ce qui est surprenant, toutefois, c’est que les générations ultérieures de diplomates canadiens n’aient pas davantage été gagnées par l’idée de protéger les intérêts du Canada par une voix égale au sein d’une institution bilatérale. Selon John Holmes, nul ne pensait à mettre en doute l’hypothèse voulant que les instances mixtes mènent à l’intégration. Je n’ai pas fait figure d’exception.
Pour le premier discours que j’ai prononcé aux États-Unis en ma qualité d’ambassadeur – c’était à Lansing, au Michigan, en 1981 – j’avais choisi comme thème la réticence de nos deux pays à avoir recours à des institutions binationales ou à des techniques de règlement par tiers interposé dans la gestion de nos affaires. Bien qu’il y eût dans l’air des signes avant-coureurs de changement d’attitude, j’étais persuadé d’exprimer des vérités éternelles.
En résumé, la politique étrangère du Canada, pendant un demisiècle, a été caractérisée par deux stratégies dominantes, découlant toutes deux des préoccupations que nous avions concernant la puissance des États-Unis et l’influence de ce pays sur notre destinée nationale. Le multilatéralisme et la méfiance envers les institutions bilatérales sont demeurés pendant toutes ces décennies, et malgré les changements de gouvernement, la double marque de commerce de notre politique étrangère.
Ces stratégies sont aujourd’hui remises en question en raison d’une conjoncture qui échappe totalement à la volonté du Canada. Non seulement sont-elles contestées, elles sont aussi sapées par le cours des événements qui marquent profondément et de façon persistante tant les Etats-Unis que l’Europe.
Notre politique étrangère connaît l’une des pires périodes de bouleversement de son histoire. Nous avons abordé une ère de discontinuité.
Pour en comprendre les causes, il importe d’abord d’examiner l’évolution de la situation intérieure aux États-Unis. L’idée d’une gestion diplomatique centralisée de nos relations avec les ÉtatsUnis, évitant les procédures susceptibles de porter atteinte à notre souveraineté, a vu le jour aux époques de la présidence impériale. La Grande Dépression, la Seconde Guerre mondiale et la Guerre froide ont toutes grandement favorisé la concentration du pouvoir à la Maison Blanche. Il devenait donc possible, voire logique, de centraliser le pouvoir au sein des Affaires extérieures à Ottawa afin de traiter efficacement avec notre voisin.
Une trop grande liberté d’action accordée aux ministères, aux autorités provinciales et même aux ministres du Cabinet pouvait avoir pour effet d’affaiblir notre position à Washington et de compliquer nos stratégies. Alors que les rapports entre Ottawa et Washington devenaient plus tendus dans les années 70 et 80, le Cabinet a régulièrement entériné des directives de renforcement de l’aptitude des Affaires extérieures à exercer une plus grande influence sur tous les intervenants dans les relations canadoaméricaines. Tout ce qui pouvait affaiblir la centralisation du pouvoir était considéré comme une menace pesant sur notre capacité de traiter efficacement avec les Américains.
Les profondes tensions qu’ont provoquées le Programme énergétique national, l’Agence d’examen de l’investissement étranger et la politique en matière de communications n’ont fait que renforcer le besoin de conférer aux Affaires extérieures, à titre d’organisme central, le pouvoir de coordonner les stratégies et les interventions canadiennes. La crainte de voir le Congrès lier ensemble des dossiers distincts (comme la radiodiffusion transfrontalière et le tourisme) et les menaces de représailles ont encore raffermi le principe d’une gestion centralisée.
Paradoxalement, au moment même où ces forces de gestion centralisée prenaient de l’ampleur au Canada, le processus décisionnel aux États-Unis s’orientait précipitamment vers la décentralisation. Le Viet-Nam, l’affaire du Watergate et le déclin de la présidence contribuèrent à renvoyer le pendule du pouvoir du côté du Congrès qui, entre-temps, avait commencé à voir son propre pouvoir émigrer du centre vers les présidents et le personnel des commissions et des sous-commissions. Accéléré par la réforme du Congrès, par l’affaiblissement du régime d’ancienneté, par la montée des intérêts spéciaux et par une myriade d’autres facteurs, un processus massif de sous-inféodation fut mis en branle et les barons du Congrès devinrent les véritables détenteurs du pouvoir politique sur la scène intérieure.
Les signes avant-coureurs étaient déjà apparents à la fin des années 70. À l’époque des frictions les plus enracinées peut-être, issues du contentieux des pêches et des eaux territoriales, un changement de cap fracassant se produisit dans la méthode traditionnelle mise en oeuvre à Ottawa pour traiter avec les Américains. Sous la direction d’un négociateur exceptionnel, Marcel Cadieux, le Canada rechercha et obtint des accords pour l’arbitrage des frontières maritimes sur la côte est et pour la création d’un conseil binational auquel les deux pays confieraient la réglementation et la gestion des ressources halieutiques de l’Atlantique, les plus riches du monde. Or, le Sénat refusa de ratifier le traité devant créer l’organisme de gestion supranational.
Si les négociations, en définitive, aboutirent à un échec, l’accord ne marqua pas moins un tournant historique pour nous. En effet, nous devions prendre conscience pour la première fois que le pilotage efficace de ce genre de dossier vital passait nécessairement par l’acceptation de la réalité de la décentralisation du pouvoir américain et par la reconnaissance, sous une forme ou sous une autre, du bien-fondé de la gestion ou du règlement des différends à l’échelle supranationale.
Pendant ce temps, d’autres forces, tout aussi pénétrantes mais plus insidieuses, entravaient notre aptitude à traiter efficacement avec les Américains.
Pendant des décennies, le Canada a oeuvré de concert avec les États-Unis, au sein d’organismes multilatéraux, afin d’abolir ou de réduire les droits de douane. Nous avons réussi peut-être mieux que nous ne le pensions. Dès le début des années 80, les deux tiers de nos marchandises traversaient la frontière en franchise et les droits de douane sur le tiers restant s’établissaient en moyenne à 9 %.
Dans une large mesure, nous avions obtenu le libre-échange avec les États-Unis, mais il fallut bien nous rendre compte que, simultanément, nous nous étions exposés à un nouveau type de vulnérabilité. Le GATT, en effet, avait supprimé le tarif douanier, mais il n’avait pas mis en place, parallèlement, des mesures efficaces de règlement des différents commerciaux. Lorsque les droits de douane furent remplacés par une explosion de barrières non tarifaires ou, autrement dit, lorsque le néoprotectionnisme étendit son ombre sur l’association commerciale la plus importante du monde, le Canada, le plus dépendant et le plus vulnérable des deux partenaires, ne disposait d’aucun mécanisme objectif, d’aucun bouclier en dehors des représailles, pour contrer les menaces.
En 1983, lorsque le gouvernement Trudeau proposa le libreéchange sectoriel, on ne tarda pas à prendre conscience à Ottawa du fait que le statu quo était instable et potentiellement défavorable au Canada. Il fallait donc, de toute urgence, prendre de nouvelles mesures de protection contre l’intimidation commerciale et le néoprotectionnisme.
C’est ainsi que les milieux gouvernementaux finirent par s’entendre sur la nécessité de disposer de mécanismes institutionnels bilatéraux pour protéger les intérêts économiques du Canada contre les initiatives protectionnistes inspirées par des groupes d’intérêts spéciaux et par le Congrès.
Les négociations du libre-échange furent menées au moment même où nous connaissions le différend commercial avec les États-Unis le plus malsain de notre histoire. Les droits compensatoires imposés par les États-Unis sur le bois d’oeuvre nous apprirent que les plus grandes industries du Canada étaient à la merci des tribunaux administratifs américains, lesquels étaient soumis aux pressions politiques exercées par le Congrès. Au même moment, nous étions témoins de la montée des mesures unilatérales dans nos relations commerciales avec les États-Unis et nous voyions se dresser le spectre de nouveaux instruments législatifs puissants à l’appui de la nouvelle orientation. Les forces politiques, mobilisées par la concurrence étrangère, par la crainte du déclin économique et par les pressions du Congrès, ne pouvaient plus être contenues par une gestion centralisée du Département d’État, de la Maison Blanche ni du Président lui-même.
C’est pourquoi le but principal que nous visions dans les négociations du libre-échange était de créer des moyens institutionnels pour parer aux conséquences des décisions commerciales injustes. Le régime des groupes spéciaux binationaux prévus aux chapitres XVIII et XIX de l’Accord de libreéchange représente la partie la plus importante de l’Accord.
Quelque 25 litiges ont déjà été portés devant les tribunaux. Au moment où le monstrueux contentieux du bois d’oeuvre résineux refait surface, « la grande différence par rapport au différend de 1986, au dire d’un membre de l’industrie canadienne, est que l’Accord de libre-échange comporte une étape qui prévoit un examen exécutoire par un groupe spécial où le facteur politique est réduit au minimum ».
À l’heure actuelle, les pressions se multiplient pour que l’on accélère les travaux visant la promulgation d’une loi unique en Amérique du Nord en matière de dumping et de droits compensatoires. C’est là, à mon avis, une conséquence inévitable de ce genre d’entraves au commerce.
Nous assistons donc à l’heure actuelle à une réorientation en profondeur de notre stratégie de coexistence avec les États-Unis. Alors que la fragmentation du pouvoir politique se poursuit dans ce pays, que la voix des groupes d’intérêts spéciaux se fait entendre de façon de plus en plus pressante, que le respect de l’autorité politique décline partout, les Canadiens se verront forcés de faire appel aux principes de droit dans leurs relations avec les États-Unis et vers les institutions bilatérales afin d’atténuer, par l’intermédiation objective, la brutale omnipotence des pressions publiques et des intérêts spéciaux.
Ce recours à la loi et aux organismes supranationaux ira s’accentuant en raison du deuxième grand facteur de changement extérieur ayant une incidence sur notre politique étrangère.
La stratégie du multilatéralisme en tant que contrepoids de l’influence américaine présuppose un monde où les puissances intermédiaires forment des coalitions au sein d’organisations internationales regroupant, à titre de composantes égales, la plupart des États de la communauté internationale.
Elle présuppose également l’existence de superpuissances qui s’opposent l’une à l’autre, créant ainsi les conditions propices à l’intervention des puissances intermédiaires au sein de l’organisation mondiale. L’après-guerre a été marqué par une explosion de naissances d'États à mesure que la décolonisation suivait son cours et que l’idée de souveraineté nationale se répandait comme l’éclair partout dans le monde.
Or, bien que cette idée jaillisse encore dans les Balkans, de puissantes forces agissent en sens inverse. Sur le continent qui nous a légué l’État-nation, l’épuisement issu d’une guerre civile européenne de 100 ans a engendré la vision d’une communauté globale au sein de laquelle les pouvoirs souverains sont mis en commun et exercés par des organismes centraux. Petit à petit, sur une période de 40 ans, nous avons été les témoins de la plus grande abdication volontaire de la souveraineté de toute l’histoire.
La Communauté de 12 membres sera bientôt élargie, dans sa dimension économique, pour devenir la Région économique européenne qui comprendra 19 membres. Au moment où 10 autres États font antichambre dans l’espoir d’obtenir leur adhésion, on peut s’attendre à ce que le regroupement atteigne 22 membres ou davantage, incluant la Scandinavie et les principaux États de l’Europe de l’Est. Des pays historiquement neutres comme la Suède et l’Autriche sont désormais disposés à confier leur souveraineté – et leur politique étrangère – au nouveau super-État. Si, le moment venu, les pays baltes et certains autres anciens États de l’Union soviétique en viennent à demander leur adhésion – ce qui est probable – nous aurons affaire à une nouvelle union internationale comprenant quelque 25 ou 30 États et regroupant un demi-milliard de personnes ou davantage, chacun ayant accepté de céder ses pouvoirs souverains à la nouvelle entité régionale.
Ce regroupement est beaucoup plus qu’un bloc d’échanges préférentiels ou un marché commun. Que le sommet historique de Maastricht soit ou non couronné de succès – ses délibérations vont bon train au moment où l’on se parle – il ne fait aucun doute que l’Europe est en passe de devenir une véritable union économique et monétaire. L’union politique, de même qu’une politique étrangère commune, n’est qu’une question de temps.
L’union européenne est un phénomène nouveau en matière d’organisation et de droit sur le plan international. Il ne s’agit pas uniquement d’une organisation régionale, bien que celle-ci risque de dominer le territoire euro-asiatique. Il s’agit d’une communauté juridique, dépendant d’organismes centraux supranationaux qui exercent les pouvoirs souverains les plus importants. L’adhésion est assujettie à l’acceptation des obligations de l’union juridique et c’est pourquoi celle-ci n’est pas exclusive et offre un potentiel de croissance si formidable. Ne nous laissons pas tromper par les manifestations de nationalisme ethno-culturel en Europe de l’Est. Les nouvelles entités ne demanderont pas mieux que d’abdiquer leur souveraineté nouvellement Communauté européenne fédérée.
En Amérique du Nord, nous assistons à la formation d’une zone de libre-échange ou d’une union économique d’importance comparable sur le plan géographique, démographique et patrimonial, entre le Canada, les États-Unis et le Mexique. Elle aussi offre un potentiel de croissance puisque, déjà, des pays hémisphériques aussi importants que le Venezuela et la Colombie souhaitent se joindre au Mexique dans l’accord de libre-échange et que le Chili compte conclure une entente analogue avec les ÉtatsUnis. Il n’est pas du tout utopique de croire qu’une zone unique et unifiée de libre-échange verra le jour, englobant un grand nombre de pays de l’hémisphère, le centre du nouvel espace économique étant la capitale de la plus grande puissance, Washington.
Il reste encore à déterminer si cette zone économique suivra le modèle historique de la Communauté et aboutira à une cession des souverainetés à des institutions communes. Certes, nous sommes encore loin de ce résultat, mais les méthodes supranationales de règlement des différends mises au point dans le cadre de l’Accord de libre-échange canado-américain pourraient bien évoluer et s’étendre géographiquement.
La forme que prendront les institutions communes, d’ordre économique ou même politique, dépend de nombreux facteurs, parmi lesquels l’évolution de la fédération canadienne n’est certes pas le moindre. Si la fédération devait éclater ou décentraliser à l’extrême le pouvoir économique, les États survivants, même s’ils étaient relativement riches – comme la Suède, par exemple – auraient très peu de poids au centre de l’espace économique, c’est-à-dire à Washington.
C’est ainsi que les demandes et les propositions de partage du pouvoir – d’un droit de parole au centre de l’espace économique – commenceront à se multiplier.
Il faudra peut-être bien des années avant que la nature de l’espace économique de l’Amérique du Nord ou de l’hémisphère occidental soit connue, mais celle de l’Europe nous a d’ores et déjà été dévoilée. On ne peut nier non plus qu’une partie prépondérante du pouvoir politique et économique soit désormais concentrée dans trois grands groupes ou zones, soit l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Asie industrialisée, ayant le Japon à son centre.
Même si les négociations actuelles du GATT, soit l’Uruguay Round, devaient être couronnées de succès, les centres du pouvoir véritable demeureront au sein de ces regroupements et, du moins en Europe mais peut-être aussi en Amérique du Nord, les institutions centrales continueront vraisemblablement à grandir et à se développer en tant qu’entités juridiques supranationales.
Dans ce contexte, il est difficile d’appréhender le multilatéralisme de la même manière que dans les décennies passées. La notion de multilatéralisme en tant que stratégie politique est indissolublement liée à l’assemblée d’États-nations où les puissances intermédiaires négocient des solutions et agissent comme contrepoids par rapport aux superpuissances grâce à la force de leur opinion publique et à leur poids moral.
Mais qu’arrive-t-il au concept de puissance intermédiaire si certaines puissances intermédiaires clés – des pays comme la Suède et l’Autriche – font désormais partie d’une superfédération?
Qu’arrive-t-il lorsque trois grandes puissances et quatre membres des sommets économiques font partie d’un regroupement ayant la même politique étrangère et peut-être aussi les mêmes forces armées ? Est-il trop fantaisiste de penser à une quatrième grande puissance ou superpuissance, soit la Russie elle-même, s’intégrant éventuellement au super-Etat euro-asiatique ? Non, je ne crois pas.
Dans ce monde d’espaces économiques et politiques grandissants ou en expansion, le pouvoir sera de plus en plus concentré dans les regroupements et dans leurs institutions communes ou au centre de l’espace.
C’est la raison pour laquelle les politiques favorisant le multilatéralisme, l’organisation internationale et la mondialisation ne peuvent plus s’interpréter de la même manière qu’à l’époque qui disparaît actuellement sous nos yeux.
Tout d'abord, les Européens exerceront leur influence principalement au centre de leur espace tandis qu’en Amérique du Nord, le Canada devra préserver autant de poids et de prestige politique que possible pour faire en sorte que sa voix soit entendue directement à Washington.
Il s’agit, là aussi à mon avis, d’un argument de taille en faveur d’un pouvoir économique centralisé au Canada comme préalable à la survie nationale. En effet, les régions ou les composantes exerçant un pouvoir économique décentralisé n’auront ni le poids international ni le prestige voulus pour franchir le seuil de la crédibilité à Washington.
C’est pourquoi j’estime également qu’il est dans l’intérêt du Canada de promouvoir l’élargissement de la zone de libre-échange dans l’hémisphère occidental et de créer des institutions consultatives et quasi judiciaires dans la zone économique. Plus il sera important, plus le regroupement favorisera l’équilibre et le contrepoids au sein de l’espace économique nord-américain.
Si cette mesure ne suffit pas pour assurer un équilibre adéquat au sein de l’espace, des pressions finiront par s’exercer afin que le pouvoir soit partagé au centre, c’est-à-dire qu’on demandera la mise en commun progressive de la souveraineté de manière à obtenir un droit de regard plus important dans le gouvernement de l’espace économique.
Il n’en demeure pas moins que le multilatéralisme et les institutions mondiales continueront à jouer un rôle important, sinon critique, dans ce nouvel ordre international en pleine transformation. Ce rôle sera de plus en plus axé sur la défense des droits de la personne et de la dignité humaine, sur la lutte contre la pauvreté et la maladie qui frappent une grande partie du monde, sur l’aide aux réfugiés et la prévention de l’oppression des minorités, ainsi que sur le contrôle des sources de conflits régionaux en vue de les prévenir.
Toutes ces questions intéressent les Canadiens au plus haut point, de sorte que–ne serait-ce que pour cette raison – le multilatéralisme et le soutien des organisations internationales demeureront une dimension cruciale de notre politique étrangère. D’ailleurs, la diplomatie canadienne continuera d’exceller, j’en suis persuadé, sur la scène multilatérale.
Toutefois, le multilatéralisme ne sera plus une stratégie destinée à contenir l’influence des États-Unis sur notre autonomie nationale et sur nos vies. Il semble bien que l’histoire nous dicte à l’heure actuelle que la deuxième option est inéluctable – soit une plus grande intégration économique avec les États-Unis.
Si nous voulons survivre et prospérer en tant que nation au cours des 60 années à venir, il nous faudra devenir une puissance économique vigoureuse, unie et florissante, renforcer les institutions bilatérales chargées du règlement des différends, créer une common law du commerce international et s’emparer d’un droit de parole efficace dans un espace économique nord-américain en expansion et, peut-être aussi, plus englobant.
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