Un motif de réjouissance : la politique étrangère dans un monde en pleine mutation
Des motifs de se réjouir, en dépit de ce que la télévision et d’autres médias nous montrent tous les jours d’un monde qui s’embrase. Nous savons tous que les médias induisent en erreur, même s’ils n’ont pas l’intention de le faire : l’écran est très petit et même la plus circonscrite des tragédies, peu importe où elle se produit dans le monde, le remplit immédiatement. Donc, lorsque vous regardez le téléjournal (ou encore lorsque vous lisez le Globe and Mail, si c’est votre journal de prédilection), on ne vous explique pas l’ampleur de la tragédie Qui est en train de se dérouler et on ne vous informe pas non plus du nombre de tragédies qui sont effectivement en cours, en comparaison de la quantité de celles qui auraient pu éclater.
Même dans un monde presque parfait, il y aura toujours suffisamment de mauvaises nouvelles pour monopoliser les grands titres et occuper la totalité du temps d’antenne des émissions d’information tous les jours. Il vous faut donc prendre le temps de réfléchir davantage avant d’arriver à la conclusion que vous vivez dans un monde où vous auriez toutes les raisons de vous ouvrir les veines.
Permettez-moi d’évoquer devant vous une liste d’événements récents et liés les uns aux autres. Vous en avez tous entendu parler et, pourtant, vous n’avez peut-être pas fait entre eux le même type de liens que moi. J’ai assisté à la plupart de ces événements en qualité de journaliste et je dois admettre qu’à l’époque, je ne les reliais pas non plus les uns aux autres de la façon dont je vais le faire aujourd’hui.
Revenons tout d’abord à 1986, à Manille, où un dictateur, Ferdinand Marcos, au pouvoir depuis 20 ans, a été chassé de son poste par la non-violence, au moyen d’un processus de manifestations du peuple dans les rues, par la veuve d’un homme qu’il avait assassiné. Cory Aquino a renversé Marcos à la tête de foules sans armes et en faisant appel aux techniques classiques de la résistance non violente. Les Philippins sont des Asiatiques. Ils ont donc accès à la tradition de Gandhi, mais, fait plus important, leur pays a déjà été une colonie américaine, ce qui fait qu’ils ont également accès à la tradition de Martin Luther King : ils ont à leur disposition cette connaissance de la façon de pratiquer la non-violence.
Et alors? Tout le monde savait que la non-violence n’avait jamais donné de résultats contre des dictateurs du tiers monde. Il s’agissait d’une technique qu’on pouvait appliquer contre des démocraties moralement vulnérables, prises à contre-pied, qu’il s’agisse des impérialistes britanniques en Inde ou du gouvernement américain à l’époque du Vietnam et du mouvement en faveur des droits civiques. À l’époque, on n’acceptait pas facilement la thèse selon laquelle il était possible de recourir à la non-violence contre un dictateur du tiers monde et que, pour une raison ou une autre, le seul fait que vous placiez des fleurs sur le canon des fusils de ses soldats suffirait à le dissuader d’ouvrir le feu sur vous. Je dois ajouter que je m’attendais à voir des effusions de sang dans les rues.
Cette crainte ne s’est pas concrétisée. Cela étant, la seule différence entre les événements de Manille en 1986 et de nombreuses autres situations où le sang a coulé dans les rues, ces dernières années, c’est qu’il se produisait un soulèvement populaire contre un dictateur du tiers monde pour la première fois depuis la mise en place d’une liaison télévisuelle directe par satellite, de telle sorte qu’on pouvait voir instantanément dans le monde entier les événements qui se succédaient à Manille.
Je n’insiste pas, je le précise, sur l’existence d’une relation de cause à effet entre la télédiffusion en direct à l’échelle planétaire et le succès de la révolution par la non-violence. Toutefois, il se produisait bel et bien quelque chose, car, à notre grande surprise, on n’entendait pas le crépitement des mitrailleuses et on ne voyait pas de sang dans les rues. Marcos a rapidement battu en retraite pour éviter l’affrontement et il n’a pas tardé à quitter le pouvoir. Il est sorti par l’arrière du palais Malacañang, a fait monter à bord de l’hélicoptère sa femme, qui a laissé derrière elle toutes ses chaussures dans les placards. Les Philippines sont ensuite passées à une forme imparfaite, mais authentique, de démocratie, dont elles bénéficient encore aujourd’hui.
Pendant les trois années qui ont suivi les événements de 1986 à Manille, on a tenté à cinq reprises, en Asie, de copier cette technique. Trois de ces tentatives ont été plutôt fructueuses, en Corée du Sud, en Thaïlande et au Bangladesh, où la résistance populaire non violente a forcé des régimes militaires à abandonner le pouvoir. Ils ont été remplacés, eux aussi, par des démocraties imparfaites, certes, mais authentiques. Les deux autres tentatives se sont soldées par des échecs terribles. Je fais allusion au cas de la Birmanie, où on a appliqué les mêmes tactiques dans une situation similaire; toutefois, le nombre de caméras de télévision étrangères était sensiblement plus faible et il n’existait pas de liaison directe par satellite. À Rangoon, les protestations ont été noyées dans le sang (et la Birmanie demeure une atroce dictature). Puis, un soulèvement est venu bien près d’aboutir en Chine, à la place Tienanmen, en mai-juin 1989.
Vous vous souvenez tous, sans aucun doute, des images que vous avez vues à la télévision pendant cette période de trois semaines où des étudiantes et des étudiants chinois ont occupé la principale place du centre de Beijing, exigeant le respect des droits de la personne, la liberté d’expression et la démocratie. Ils ont formulé leurs revendications avec une parfaite courtoisie, recourant aux tactiques de la non-violence qui sont maintenant à la disposition de toute personne raisonnablement instruite sur notre planète. Selon moi, ils sont venus à un cheveu de réussir. Ils sont arrivés beaucoup plus près du but que la plupart des gens ne s’en souviennent. À l’époque, personne à Beijing ne savait si ceux qui étaient disposés à courir le risque de la violence au sein du régime l’emporteraient sur ceux qui souhaitaient conclure un compromis avec les étudiants, ceux qui comprenaient que la voie de l’avenir, pour la Chine, résidait dans l’abandon progressif de la politique de l’affrontement entre le régime et le peuple. Cet affrontement se préparait depuis le début de la décennie des années 1980.
Au bout du compte, évidemment, la tentative de démocratisation faite par les Chinois à Beijing a été écrasée dans le sang, même si cela ne s’est pas fait sans difficulté. Non seulement y a-t-il eu d’énormes affrontements au sein du régime avant la prise de la décision, mais on a également agi de nuit, justement pour limiter autant que possible les reportages télévisés. De plus, l’action non violente de persuasion avait été tellement efficace, en ce sens qu’elle avait sapé la volonté des soldats de la garnison de Beijing d’employer la force contre les manifestants, que le régime a, par mesure de précaution, retiré toutes ces troupes et a fait venir de l’extérieur de la ville de nouvelles troupes qui n’avaient pas été contaminées au contact des étudiants et des résidents de Beijing. En outre, les troupes tiraient lorsqu’on les a fait intervenir, de manière à garantir qu’elles n’entreraient pas en contact avec des êtres humains avant le début de la répression meurtrière.
Cette opération a permis de bâillonner la démocratie chinoise. Neuf ans plus tard, la Chine n’est certainement pas une démocratie, mais la question reste posée. Pas plus tard que la semaine dernière, on a demandé au nouveau premier ministre chinois, à l’occasion d’un point de presse assez ouvert : « Et la démocratie en Chine? » Il a répondu ce qui suit : « Oui, le moment venu. » Rien ne nous oblige à le croire, mais force est de penser que cette question demeure à l’ordre du jour.
Je vous le concède, la révolution démocratique non violente n’aboutit pas toujours. Nous ne sommes pas en présence d’une série parfaite de succès. Cela étant, n’oubliez pas l’observation suivante : en mai et juin 1989, en Chine, les manifestants ont presque réussi, par la non-violence, à démocratiser non seulement une dictature, mais un État marxiste totalitaire. Et ils connaissaient exactement l’avenue sur laquelle ils s’engageaient. J’ai parlé à un certain nombre de personnes qui ont organisé les manifestations de la place Tienanmen (car, bien sûr, ces choses-là n’arrivent pas par génération spontanée) et elles m’ont dit qu’un important travail préparatoire avait été mené à bien, en particulier dans les écoles secondaires et les universités de Beijing, au cours des deux années, environ, qui avaient précédé les événements. Elles m’ont dit : « Vous voyez, en 1987, en 1988, nous regardions les bandes vidéo de ce qui se passait à Séoul et à Bangkok, et, aussi, les comptes rendus des événements qui s’étaient déroulés à Manille. Nous lisions Martin Luther King. Nous étudiions Gandhi. Nous nous efforcions de déterminer s’il était possible de transposer ces tactiques et ces expériences à la situation que nous vivions, nous nous demandions si elles seraient efficaces dans le contexte de la culture chinoise au sein d’un régime marxiste totalitaire. »
Donc, au printemps 1989, les étudiants chinois ont mis leur hypothèse à l’essai et ils ont échoué, malheureusement, mais de peu. Toutefois, six mois plus tard, presque jour pour jour, l’expérience a réussi à Berlin. Les résidents de cette ville qui ont démantelé le mur avaient tous suivi les événements de Beijing à la télévision six mois plus tôt. Les reportages étaient présentés à la télévision ouest-allemande, mais, bien sûr, tout le monde à Berlin-Est les a vus.
L’expérience faite en Asie au cours des années précédentes a directement inspiré la cascade de révolutions non violentes qui a fait tomber les régimes communistes de toute l’Europe de l’Est de novembre 1989 à décembre 1991 (date à laquelle même la vieille Union soviétique s’est elle-même dissoute) et leur a servi de modèle. C’est probablement la première fois, depuis 300 ans, que l’Asie exerce une influence politique sur l’Europe.
Juste un mot encore pour boucler la boucle des effets d’entraînement : une fois venue l’année 1994 – tel est le pouvoir de l’exemple transmis par les médias qui ont une portée planétaire –, même l’Afrique du Sud a pu se démocratiser, passer à une démocratie non raciale fondée sur le principe du suffrage universel, sans avoir à vivre une révolution. Je me suis laissé dire par des gens assez près de la police secrète sud-africaine qu’au moment même où De Klerk est arrivé au pouvoir, à la fin 1989, des responsables de cette police secrète sont allés le rencontrer et lui ont dit : « Monsieur le président, pensez aux images que la télévision a diffusées hier soir, montrant Ceaucescu au balcon. » (Vous souvenez-vous de cette scène : le dictateur roumain est au balcon, la foule rassemblée est réunie sur la place pour l’acclamer comme d’habitude, pense-t-il, mais il appert qu’elle veut le lyncher, et non pas lui rendre hommage. La stupeur se lit sur son visage et, moins de 24 heures plus tard, il est mort.) Les dirigeants de la police secrète sud-africaine ont dit : « Monsieur le président, si l’ANC [Congrès national africain] fait le même coup, rassemble une foule de cette importance dans les rues de Johannesburg, il nous faudra tuer 10 000 personnes devant les caméras de télévision ou faire nos valises. Donc, amorcez des négociations. » C’est ce qu’il a fait.
Nous sommes en présence d’une tendance de fond. Non seulement y a-t-il des régions du monde qui ne comptent pas de tradition démocratique, des régimes dont nous ne nous sommes jamais attendus à ce qu’ils puissent se démocratiser, mais ils le font et la transition, contrairement à notre expérience, se fait, dans une très forte proportion, de manière non violente. Par suite de tout cela, la vieille guerre froide s’est terminée et, avec elle, la politique des alliances et les craintes d’une guerre nucléaire, qui ont meublé la plus grande partie de ma vie de journaliste (et, peut-être, une bonne partie de celle des observateurs que vous êtes) pendant 40 ans.
Toutefois, le monde a-t-il vraiment changé? Sommes-nous témoins d’une modification des comportements d’une telle ampleur qu’il nous faut maintenant revoir notre réflexion sur le monde ou s’agit-il simplement d’un feu de paille? Un feu de paille drôlement brûlant, mais un feu de paille tout de même. Nous vivons maintenant depuis 12 ans cette nouvelle ère, où la démocratie et la raison semblent l’emporter dans la plupart des régions du monde (en dépit des Rwanda et des Bosnie qui remplissent les écrans de télévision), mais il n’existe pas de garanties. Je pense avoir des motifs de me réjouir, mais je dois avouer que le long passé qui s’étend de 1986 à l’année en cours ne nous donne pas beaucoup matière à réconfort.
Je vais vous raconter une petite histoire. Il y a quelques années, j’étais en train de tourner en Turquie, à Gallipoli. La plupart des Terre-Neuviens ne connaissent probablement pas ce fait mais, avant que nos soldats ne soient envoyés en France pendant la Première Guerre mondiale, on les a dépêchés à Gallipoli afin qu’ils contribuent à la conquête d’Istamboul, qui appartenait aux Turcs. Nous étions donc en train de filmer dans la péninsule de Gallipoli, le long de la vieille ligne de feu, où le Royal Newfoundland Regiment avait combattu, dans le cimetière militaire et ainsi de suite, pour les besoins d’une série télévisée.
Nous avions un chauffeur turc de cette région, qui était assez habitué à la venue d’Australiens et de Néo-Zélandais (vous savez, la légende d’ANZAC [corps d'armée de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande]), mais la vue de Canadiens lui a paru étrange. Il nous a donc demandé – j’ai déjà vécu en Turquie et je parle donc turc – de bien vouloir lui expliquer ce que nous faisions. Entre autres choses, j’ai expliqué que nous tournions un film sur la façon dont des Terre-Neuviens, mon peuple, avaient parcouru 4 000 milles pour tuer son peuple. Il a répondu : « Ça ne pose pas de problème. En réalité, c’est l’empire britannique qui a tué les deux. » Et il avait raison.
Je ne veux pas dire par là que l’empire britannique était pire que d’autres empires, mais il n’était pas supérieur aux autres de manière spectaculaire. C’est ce que font les empires. Nos manuels d’histoire sont remplis d’exemples d’empires qui se sont comportés de cette façon et, même, de certains de leurs successeurs démocratiques qui ont fait de même. Depuis 5 000 ans, notre histoire se caractérise par la tyrannie et, constamment, par des affrontements armés et des guerres, ainsi que par l’esclavage, l’oppression et je ne sais quoi encore. Voilà un passé très long, au caractère tragique uniforme, en comparaison des 12 années de nouvelles relativement bonnes que nous venons de vivre.
Pendant tout ce long passé, la politique étrangère était assez simple... ses détails étaient d’une énorme complexité, mais les principes qui la sous-tendaient étaient assez simples. Vous savez que le monde est dangereux en permanence, que les faibles se font écraser, que 95 p. 100 des États qui ont existé à un moment ou à un autre ont été détruits par suite de guerres. Donc, vous demeurez prêts à guerroyer, vous vous renforcez, vous concluez des alliances, vous vous préparez aux catastrophes qui, vous le savez, se produiront.
L’exercice de la politique étrangère plonge ses racines dans cette conception pessimiste et conservatrice de la nature humaine, car toute notre histoire la corrobore. Il s’ensuit peut-être que ce dont il faut parler un peu lorsque nous nous efforçons de choisir l’une de ces deux visions du monde, le monde du long passé et celui peut-être plus éphémère, plus heureux, du passé récent, c’est de la nature humaine.
Pourquoi est-ce que le monde était comme ça à cette époque, pourquoi serait-il différent aujourd’hui? Je crois avoir une hypothèse à proposer. Je n’ai pas de réponse. D’ailleurs, devant des problèmes de ce type, on ne peut posséder de réponses infaillibles. Toutefois, j’aimerais vous proposer une explication des raisons pour lesquelles le monde était ainsi auparavant et, pourtant, différent maintenant.
Pensez aux êtres que nous étions avant de devenir civilisés. Certains d’entre nous aujourd’hui descendent d’ancêtres civilisés depuis 5 000 ans (en ce sens qu’ils étaient agriculteurs et relevaient du pouvoir de villes); d’autres le sont depuis 50 ans. Cela n’a pas d’importance. Nos ancêtres, indépendamment du temps qui nous sépare de cette époque, ont déjà tous été, à un moment où à un autre, des chasseurs-cueilleurs. Ils vivaient tous en petites bandes et vivaient de ce qu’ils trouvaient.
De petites bandes, par définition. Les bandes de chasseurs-cueilleurs ne comptaient pas plus de 200 personnes, environ, parce qu’il est difficile de gérer davantage de personnes, d’un point de vue social, et parce que les liens qui les unissaient étaient d’ordre personnel. Cela étant dit, ces petites sociétés de chasseurs-cueilleurs présentent certaines caractéristiques intéressantes. Nous en avons rencontré beaucoup, au cours des deux derniers siècles, dans notre démarche de conquête du monde et nous avons consigné par écrit ce que nous savions d’eux avant de les exterminer. C’est pourquoi nous disposons d’un volume important de connaissances quant aux modes de fonctionnement des sociétés de chasseurs-cueilleurs.
Elles recouvrent un large éventail de comportements et de valeurs, mais, évidemment, nous observons des constantes. L’une d’elles tient au fait qu’elles sont plutôt des sociétés égalitaires, presque dépourvues de dirigeants. Elles ne sont pas tyranniques. Il s’agit de sociétés dans lesquelles au moins les adultes mâles, et parfois tous les adultes, bénéficient approximativement d’une égalité de droits et ont voix égale au chapitre pour ce Qui est du petit nombre de décisions à prendre. Ce ne sont pas à proprement parler des démocraties, mais des groupes ayant un caractère culturel et une mentalité protodémocratiques. L’autre constante réside dans ce qu’elles sont constamment en guerre, sous une forme ou une autre, avec tous leurs voisins.
Sous l’angle de l’évolution, cela paraît parfaitement normal : vous trouvez ces tendances dans l’ensemble de la famille des primates. Ce sont des groupes qui doivent se disperser sur les terres afin d’avoir suffisamment de territoire pour survivre. Comment faire en sorte qu’un groupe n’empiète pas sur le territoire de l’autre? En surveillant les lignes de démarcation. En livrant des simulacres de petites batailles – il s’agit parfois de réelles batailles, mais peu de personnes y trouvent la mort – contre les groupes voisins de la même espèce (des humains, en ce qui nous concerne) afin de garantir que le groupe conserve assez de territoire pour nourrir sa population.
C’est le schème qu’on retrouve partout sur les hauts plateaux de la Nouvelle-Guinée, dans l’ensemble de l’Amérique du Nord avant l’arrivée des Européens et, présumément, dans toute l’Europe 6 000 ans plus tôt : des groupes de chasseurs-cueilleurs qui sont égalitaires et, dans les faits, assez respectueux des droits des uns et des autres à l’intérieur de la bande, mais qui n’en sont pas moins en état chronique de guerre avec tous leurs voisins.
Ce mode de vie n’entraîne pas la mort d’un nombre énorme de personnes, mais il ne s’agit pas d’un nombre minuscule non plus. Quelqu’un a calculé que dans le cas des Yanomamo, tribu de l’Amazonie, 25 p. 100 des adultes mâles meurent à la guerre. D’un autre côté, au moins 25 p. 100 des femmes meurent pendant l’accouchement. La naissance est une activité dangereuse. Cette façon de faire les choses convient à la société.
Prenons maintenant ces bandes de chasseurs-cueilleurs et leurs traditions profondément ancrées et peut-être génétiquement codées. Transportons-les en Mésopotamie il y a 8 000 ans ou dans toute civilisation urbaine ultérieure. La densité de la population monte en flèche : nous sommes maintenant en présence de sociétés qui, très rapidement, comptent 100 000, 500 000, 1 million de personnes. Comment administrer des sociétés de ce type? (Et il est un fait qu’il faut les gérer et qu’il faut maintenant prendre beaucoup de décisions.) Le vieux système décisionnel, en vertu duquel approximativement 70 ou 80 adultes, peut-être, parmi une bande de 200, discutent d’une question, ne peut s’appliquer à une population de 100 000 personnes, encore moins de 1 million. Dans ces sociétés de « masse », les gens ne peuvent plus tous se parler. Il n’est tout simplement plus possible qu’ils débattent ensemble d’un ordre du jour commun.
Le seul moyen de gérer d’aussi grosses sociétés, du moins pendant une longue période de temps, c’est de le faire à partir du sommet, par la force. Toutes les sociétés de masse qui ont survécu et que nous connaissons, toutes les civilisations, sont des tyrannies dès leur point de départ. Ce sont des organisations pyramidales de pouvoir et de privilèges maintenues par la violence. Il n’existe rien d’autre dans l’histoire des sociétés de plus de 1 million de personnes. Il peut exister une démocratie qui sert les intérêts de quelques milliers de privilégiés dans un endroit comme l’Athènes classique, parce que quelques milliers de personnes, dans un espace public, peuvent, si elles y mettent beaucoup d’efforts, entendre les arguments des uns et des autres et parvenir à une décision commune. Mais dès que vous atteignez le plateau du million de personnes, c’est une tyrannie, qui survient d’ailleurs probablement bien avant qu’on n’arrive à ce nombre.
Donc, toutes les civilisations sont des tyrannies et elles sont toujours animées de leur tradition d’hostilité envers leurs voisins, qui les accompagne depuis l’époque des chasseurs-cueilleurs. C’est toujours une bonne tradition en ce sens que vous avez intérêt à être prudents, sans quoi ils vous mangeront tout rond. Donc, toutes ces sociétés sont militarisées, elles livrent des guerres. Ainsi va l’histoire depuis 5 000 ans, ce qui vous inspire inévitablement certaines conclusions hypothétiques à propos de la nature humaine.
À mon avis, cependant, ces conclusions hypothétiques sont fausses. J’estime que les circonstances suffisent à expliquer le comportement qui a été le nôtre tout au long de l’histoire, sans qu’il ne soit nécessaire de nous pencher sur la nature de l'être humain. Je ne nie pas le fait que nous sommes capables de violence et de bien d’autres choses, mais nos capacités ne s’arrêtent pas là. Nous sommes capables de nombreuses réactions, lesquelles varient selon les situations.
Le problème de base que pose le passage des sociétés égalitaires de chasseurs-cueilleurs à des sociétés de masse tyranniques, certainement autoritaires, presque totalitaires, réside dans les nombres. Le problème qui se posait s’énonce comme suit : quelle que soit votre préférence, il n’est pas possible de gérer notre monde démocratiquement, de le gérer comme une société égalitaire. Il faut que la société ait la forme d’une pyramide, sans quoi nous n’arriverons à rien. Il faut qu’elle soit autocratique.
Supposons, toutefois, qu’à ce mélange maintenant très ancien, nous ajoutions les mass médias. Supposons que nous donnions à ces sociétés, comptant des millions de personnes, la capacité de se parler les unes aux autres, et aux millions d'habitants qui les composent, la possibilité de se parler les uns aux autres.
Rien d’aussi grandiose que la télévision pour commencer, seulement la capacité de lire et d’écrire, l’imprimerie, les journaux et les livres, de telle sorte qu’il devient possible, pour la première fois depuis que nous nous sommes installés dans des villes, de nous mettre d’accord sur la question qui se pose. Non seulement cela, mais ces technologies relativement simples nous habilitent à discuter et à débattre de la question dans tous les secteurs de la société et d’arriver à une conclusion quant à ce que nous devrions faire en qualité de collectivité, de groupe, plutôt que de nous borner à attendre que la décision prise en haut ne nous soit communiquée. Tel est le processus qui s’est enclenché il y a seulement quelque 250 ans. En effet, jusqu’à cette date, il n’a existé, dans l’histoire de l’humanité, aucune société comptant plus de 1 million de personnes qui ne fût pas une tyrannie.
À ce moment-là, au fur et à mesure que le nouveau moyen de communication de masse que représente l’imprimerie devient disponible dans diverses sociétés, vous commencez à assister à ce que j’appellerais un retour vers le mode démocratique ou égalitaire. La toute première société qui ait connu une véritable révolution démocratique couronnée de succès était la première société où plus de 50 p. 100 de la population savait lire et écrire : les États-Unis d’Amérique, il y a 222 ans.
Depuis, nous avons été témoins de la propagation de la démocratie sur toute la planète, conséquence directe de l’avancée des mass médias. Aujourd’hui, ceux-ci, bien sûr, ne sont pas forcément le texte imprimé et la capacité de le lire, mais tout bonnement les médias électroniques. Mon instinct me dit – et je crois que la chaîne des événements qui se sont succédé de 1986 à 1994 en donne une preuve très convaincante – que la façon d'être implicite des êtres humains est probablement égalitaire, que les 5 000 ans de tyrannie ont très probablement représenté une réaction fonctionnelle à la situation que nous vivions et que, maintenant que nous disposons des options que nous offrent les mass médias, nous revenons à notre nature profonde.
Ce que cette hypothèse sous-entend, c’est que cette façon d’être n’a rien à voir avec l’histoire culturelle qui vous est propre, que le fait que vous ayez ou non des Grecs dans votre arbre généalogique n’a aucune importance. Si vous êtes un être humain, votre façon d’être implicite est égalitaire. En supposant que cette analyse soit juste, et je crois qu’elle l’est, nous vivons déjà dans un monde qui a changé. Cela ne représente pas une garantie à toute épreuve que le monde ne pourrait jamais revenir en arrière, mais cela donne une garantie assez solide que le monde a connu des changements réels sur une grande échelle.
Qu’en est-il de la question de la guerre, qui, jusqu’à une date très récente, était l’enjeu central de la politique étrangère? Eh bien, une des caractéristiques intéressantes des pays démocratiques, c’est qu’ils ne se font pas la guerre. Ils font la guerre avec un enthousiasme certain à tout un éventail d’autres pays qui ne sont pas démocratiques (le Canada a été en guerre à cinq reprises au cours du siècle), mais jamais à des pays authentiquement démocratiques. Cela ne se fait pas ou pratiquement pas.
Donc, le seul passage d’un monde à prépondérance dictatoriale à un monde surtout démocratique, transition que nous avons effectuée, est en lui-même susceptible de réduire de façon très marquée l’ampleur et la fréquence des guerres. Je crois que c’est ce qui s’est produit.
Si le monde a connu une évolution de ce type et se modifie encore plus en ce sens aujourd’hui, quelles en sont les incidences sur la politique étrangère? Eh bien, permettez-moi de vous soumettre simplement quelques réflexions sur l’ampleur du changement. Je vous ai déjà donné des exemples; je vais maintenant, si vous le voulez bien, vous communiquer certaines statistiques. En 1980, moins du tiers des citoyens du monde vivaient dans des pays plus ou moins démocratiques. Tous les autres étaient sous le joug d’une dictature, quelqu’en soit le type : dictatures communistes, dictatures militaires de droite dans toute l’Amérique latine, et ainsi de suite. Seulement un tiers, ou un peu moins, des habitants du monde vivaient dans des pays plus ou moins démocratiques et ma définition de la démocratie est plutôt généreuse. (Qu’est-ce qu’un pays plus ou moins démocratique? C’est un pays plus démocratique que Terre-Neuve sous Joey Smallwood.) Maintenant, en 1998, d’après les mêmes critères assez bruts, plus des deux tiers de la population du monde vit dans des pays plus ou moins démocratiques. Nous avons doublé cette proportion en moins de deux décennies. Et je ne crois pas que cette évolution va s’arrêter là.
En ce moment, les deux tiers, soit quelque 70 p. 100 des citoyens du monde, vivent dans des pays plus ou moins démocratiques. Cela dit, il nous faut seulement deux pays de plus, l’Indonésie et la Chine, pour faire avancer la réalisation du programme et nous atteignons une proportion supérieure à 95 p. 100. À mon avis, il se peut que l’Indonésie y parvienne cette année. Les choses pourraient également devenir très chaotiques en Indonésie, mais j’y ai récemment fait un séjour et j’ai maintenant appris à faire confiance aux optimistes. J'ai vécu toute l’expérience de la Russie dans l’attente d’une effusion de sang, j’ai vécu toute l’expérience de l’Afrique du Sud dans l’attente d’une effusion de sang. Maintenant, en fait, je n’attends plus une effusion de sang. Je pars de l’hypothèse selon laquelle il est très vraisemblable que ces pays y parviendront. Donc, il se peut que l’Indonésie soit une démocratie d’ici la fin de l’année. Une démocratie déficiente, vacillante, mais, néanmoins, je crois que Suharto a fait son temps.
Et la Chine. Les choses se décanteront d’elles-mêmes en Chine. Il est beaucoup trop tard pour refermer la porte en Chine. Beaucoup trop de gens savent ce qu’ils veulent, connaissent l’état du reste du monde et ont une idée de ce que la Chine pourrait être. Donc, je pense que nous nous dirigeons vers un monde où presque tous les pays seront démocratiques. Nous vivons déjà dans un monde où près de 80 p. 100 des membres des Nations Unies, si nous ne comptons que les pays, sont des régimes démocratiques (ce qui, d’ailleurs, explique qu’au milieu des années 1990, l’ONU ait enfin commencé à prendre la défense de la démocratie).
Certes, l'ONU ne prend pas toujours la défense de la démocratie, mais, à titre d’exemple, l’envoi de troupes en Haïti pour mettre à l’écart un régime militaire et instaurer une démocratie constitue, dans les faits, une violation de la Charte de l’ONU, Qui est totalement axée sur la protection de la souveraineté, indépendamment des moyens par lesquels les dirigeants d’un pays sont arrivés au pouvoir. Cela dit, lorsqu’il se forme une majorité démocratique à l’ONU, soudainement, nous changeons les règles ou, du moins, nous ne nous en souvenons plus, et nous nous portons à la défense de la démocratie.
Elle est imparfaite. La situation en Haïti par suite de l’intervention des Nations Unies n’est pas très reluisante non plus, mais, néanmoins, on constate une redistribution des cartes : l’équilibre, le centre de gravité, est en train de se déplacer. Quelles en sont les conséquences du point de vue de la politique étrangère pour le Canada, qui a toujours été un pays relativement sûr, qui pouvait choisir où mettre l’accent de sa politique étrangère, comparativement, disons, à la Bosnie, qui ne dispose pas de beaucoup de cartes dans son jeu?
Que peut faire le Canada qui soit utile pour lui et pour le monde, à supposer que ces hypothèses soient valides? Un bon exemple de ce que nous pouvons faire pour tirer parti de l’évolution des réalités, c’est ce que nous avons fait l’an dernier : l’initiative canadienne qui a débouché sur la signature d’un traité international prévoyant l’interdiction de la production, de la possession, de la vente ou de l’utilisation de mines antipersonnel, où que ce soit. Cela étant, les mines ne disparaissent pas encore partout, car certains pays ont refusé de signer le traité. C’est le cas, tout particulièrement, des États-Unis. Cependant, imaginez-vous que le Canada fasse sien un projet ayant des incidences sur le plan de la sécurité et fasse campagne pour son adoption, un projet qui ne plaît pas aux États-Unis. Cela n’aurait pas pu arriver avant 1993; nous avons mis en oeuvre une tactique très simple : pour l’essentiel, nous avons poussé les gouvernements à se rallier au processus, de crainte de se couvrir de honte. Nous avons lancé une campagne de publicité, de concert avec des organisations non gouvernementales, des groupes de pression, des gens auxquels notre personnel des Affaires étrangères ne parlait même pas il y a 10 ans et nous avons déjoué les manoeuvres des gouvernements les uns après les autres. Ils ont tous des réticences à défier les Américains mais, les uns après les autres, ils y sont forcés par leur propre opinion publique intérieure, qui leur demande d’adhérer à la proposition canadienne d’interdiction des mines terrestres. La stratégie à long terme, bien sûr, consiste à suivre la même approche à l’égard du gouvernement américain, c’est-à-dire, à utiliser sa propre population contre lui.
Cela n’a pas encore donné de résultats, mais ne perdez pas patience. Clinton aurait signé le traité sans hésiter, s’il avait eu la latitude de le faire. Son problème, c’est qu’il était confronté à Jesse Helms, au Sénat, qu’on pourrait comparer à un homme de Neandertal dans ces domaines. De plus, il lui fallait faire adopter un certain nombre d’autres choses par le Sénat l’an dernier. C’est pourquoi il n’a pas signé le traité sur les mines terrestres. Toutefois, les mass médias du monde ont justement pour rôle de faire pression en faveur d’une politique que nous n’aurions même pas rêvé de tenter de mener à terme il y a tout juste cinq ans. On peut donc dire qu’Ottawa reconnaît le changement et tente de manière assez intelligente de tirer parti de la position de notre pays et de la nouvelle situation.
En un sens, la tâche à accomplir consiste à mettre les réalités juridiques du monde en phase avec celles qui, à mon sens, constituent déjà les réalités morales de ce monde transformé. Nous disposons maintenant de nouveaux moyens de réaliser ce programme d’action. Lorsque vous pouvez vous adresser à l’opinion publique mondiale, en contournant les intérêts nationaux des gouvernements pris un par un, et obtenir un consensus sur une question comme celle de l’interdiction des mines terrestres, c’est intéressant. C’est nouveau.
Pour terminer, un petit appel à la prudence. Dans la marine, comme certains d’entre vous le savent peut-être, il existe ce qu’on appelle le repos à volonté, qui correspond en quelque sorte à une pause-café, une pause-cigarette, vous voyez ce que je veux dire. L’histoire que je veux vous raconter concerne un ancien officier de marine. À sa mort, bien sûr, il s’en va en enfer. À son arrivée aux portes, il est accueilli par le démon de service, qui lui fait faire une tournée des diverses fosses de châtiment (si vous n’êtes pas particulièrement méchant, vous pouvez choisir celle dans laquelle vous allez passer l’éternité.) Donc, on passe devant la fosse de la flamme éternelle et devant celle munie de poucettes et d'instruments de torture. Dans le genre « tournées », c’est assez déprimant. Notre ancien officier de marine finit par arriver à la fosse du fumier liquide, Qui est pleine de gens debout, ledit fumier liquide leur arrivant au menton. Ayant réfléchi aux autres fosses, l’ex-officier dit : « Je vais prendre celle-ci » et il s’y laisse glisser tout doucement, pour ne pas faire de vagues ni importuner les autres. Juste au moment où il se tourne vers son voisin pour demander « Est-ce qu’on vous laisse sortir d’ici? », le démon fait claquer son fouet et laisse tomber ces mots : « Très bien, le repos à volonté est terminé. Assoyez-vous. »
La morale de cette histoire, c’est que les choses ne sont pas toujours aussi bonnes qu’elles n’en ont l’air. C’est pourquoi je ne vous donne pas de garanties. Je me contente d’observer une chaîne d’événements qui, selon moi, justifient un réel optimisme. Je crois – et je pense que nombreux sont ceux aux Affaires étrangères qui sont du même avis – qu’il vaut la peine de façonner des politiques reposant sur l’hypothèse selon laquelle ces changements sont probablement réels et instaurent un climat international dans lequel les mots « pessimisme » et « réalisme » ne sont plus des synonymes. Voilà un changement bien agréable. Je vous remercie.
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