L'exportation de la justice pénale
J’ose présumer qu’il n’est pas de mauvais goût de vanter les mérites d’une institution dont on est membre tout au moins si on a la discrétion de ne référer qu’aux succès qui ne nous sont aucunement attribuables. La Cour suprême du Canada, bien d’autres l’ont fait remarquer avant moi, a eu, en particulier depuis sa jurisprudence sur la Charte canadienne des droits et libertés, un rayonnement impressionnant à l’extérieur du Canada. D’ailleurs, le système de justice canadien fut classé par l’Institut Davos, en 2000, comme le deuxième meilleur au monde, après celui du Danemark (IMD International, The World Competitiveness Yearbook, Lausanne, Suisse: International Institute for Management Development, 2000, table 3.42, p. 418).
L’éminent avocat britannique Sydney Kentridge, dans un discours qu’il a prononcé en septembre dernier à l’occasion du 125e anniversaire de la Cour suprême, a recensé les références nombreuses et variées aux décisions de la Cour en Angleterre, en Afrique du Sud, en Australie, en Inde, en Nouvelle-Zélande, au Zimbabwe, à Hong Kong, en Écosse, en Israël et aux États-Unis. Selon Kentridge, lord Goff, du Conseil privé anglais, lors de l’audition d’une cause concernant une condamnation à mort prononcée dans les Caraïbes, aurait indiqué à un procureur à qui l’on venait de demander pourquoi il citait une autorité canadienne :
« What you are going to tell his Lordship is that this is a judgment of the Supreme Court of Canada and therefore not lightly to be dismissed. »
Si les tribunaux étrangers se sont référés à la plus haute cour du Canada sur des sujets tels la responsabilité civile, le droit administratif et les droits des Autochtones, c’est sans aucun doute la jurisprudence canadienne en matière de droits et libertés garantis par notre Charte qui a constitué l’apport le plus remarquable de la Cour suprême à la réflexion internationale en matière de droits fondamentaux. On s’est tourné vers la Cour suprême sur des questions comme celles entre autres du droit au suicide assisté, des limites aux énoncés politiques que peuvent faire les membres de la fonction publique et de la réglementation des dépenses reliées aux campagnes électorales.
Dans le contexte du droit criminel, la Cour a souvent servi de guide sur les sujets fondamentaux de la présomption d’innocence et des limites qu’il est possible d’apporter aux droits individuels dans le cadre d’une société libre et démocratique. C’est ainsi que la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud, lorsqu’elle s’est penchée dans sa toute première décision (S. c. Zuma, [1995] 4 B.C.L.R. 401) sur la validité d’une disposition effectuant un renversement de fardeau de preuve dans un contexte pénal, a été fortement influencée par la jurisprudence de notre Cour dans les affaires R. c. Oakes, (1986) 26 D.L.R. (4e) 449, R. c. Downey, (1992) 90 D.L.R. (4e) 449, R. c. Chaulk, (1990) 62 C.C.C. (3e) 193 et R. c. Whyte, (1988) 51 D.L.R. (4e) 481. De même, la Cour d’appel de Hong Kong, dans l’affaire A.G. of Hong Kong c. Lee Kwong Kok, [1992] 2 H.K.C.L.R. 76, ainsi que le Conseil privé en appel ([1993] A.C. 951), se sont aussi tournés vers la jurisprudence canadienne sur le renversement du fardeau de preuve en droit criminel et la possibilité de justifier une telle mesure dans une société libre et démocratique et ce, même en l’absence d’une disposition équivalente à l’article 1 de notre Charte dans le Hong Kong Bill of Rights.
Ce phénomène de rayonnement à l’étranger est d’autant plus pertinent que si la mondialisation a amplifié la nécessité d’universaliser les mécanismes de résolution de conflits de nature commerciale et économique, on avait moins réfléchi, jusqu’à tout récemment, au développement d’un régime universellement acceptable et efficace de responsabilité criminelle comme garant des droits humains fondamentaux.
Il existe bien sûr depuis longtemps des organismes multinationaux et internationaux de résolution des conflits commerciaux. Au cours des dernières années, avec la mondialisation, ces organismes prolifèrent et deviennent de plus en plus populaires. L’arbitrage commercial international s’institutionnalise (voir à cet effet, Haigh, Kunetski et Antony, « International Commercial Arbitration and the Canadian Experience », (1995) 34 Alta. L. Rev. 137). Il est clair que dans le contexte actuel, les parties privées ou les États désirant soumettre leurs différends commerciaux à l’arbitrage ne manquent pas de ressources. Les organismes et institutions mis à leur disposition incluent le Centre d’arbitrage et de médiation commercial pour les Amériques (CAMCA), la Inter-American Commercial Arbitration Commission, le International Centre for Settlement of Investment Disputes, créé en 1966 par la Banque mondiale, la Cour internationale d’arbitrage de la Chambre de commerce internationale, la Cour permanente d’arbitrage de La Haye, en existence depuis 1899, mais se consacrant depuis récemment de plus en plus à l’arbitrage commercial, le Centre d’arbitrage et de médiation de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, ainsi qu’une multitude d’organismes nationaux d’arbitrage pratiquant aussi l’arbitrage international, comme l’American Arbitration Association et le Centre d’arbitrage commercial national et international de Québec.
D’ailleurs, l’ONU a établi en 1966 la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI, plus connue sous l’acronyme anglais de UNCITRAL), qui a élaboré en 1985 une loi type sur l’arbitrage commercial international et a adopté en 1976 des règles d’arbitrage qui sont régulièrement incorporées aux contrats commerciaux. Cet organisme a aussi le mandat de promouvoir l’importante Convention pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères signée à New York en 1958, maintenant ratifiée par 105 États et incorporée en droit canadien depuis 1986. De plus, l’Organisation mondiale du commerce offre un mécanisme de règlement des disputes commerciales entre États par le biais d’un processus de négociations et de soumission de l’affaire à un groupe spécial nommé par l’Organe de règlement des différends du Conseil général de l’OMC.
Parallèlement, il ne fait aucun doute que l’on puisse maintenant parler de la mondialisation des droits. Cinquante ans après la Déclaration universelle des droits de l’Homme et de plusieurs grands instruments internationaux qui y sont reliés, telles les Conventions sur le génocide et sur la torture, on assiste à une revendication de plus en plus concrète de ces droits fondamentaux de la part de ceux qui ne s’étaient auparavant jamais vraiment perçus comme des « rights holders » (détenteurs de droits).
Dans ce contexte, les tribunaux canadiens se sont avérés, depuis les vingt dernières années, un forum des plus sollicités et des plus observés, au sein duquel des revendications sociales et politiques importantes et controversées se sont affrontées. Cette nouvelle identité canadienne nous situe sur la plaque tournante des attentes internationales quant à l’explosion des revendications des détenteurs de droits.
Le modèle de la justice pénale est particulièrement pertinent à cette dynamique de l’expansion des droits. Situé au confluent du droit public et du droit privé, le droit pénal au niveau national est devenu, particulièrement depuis l’avènement de la Charte, le forum par excellence au sein duquel la société réaffirme ses valeurs à la fois changeantes et fondamentales, et calibre les mécanismes de contrôle de l’abus de pouvoir par l’autorité et des autres excès inévitables de la démocratie.
Champion de la Cour pénale internationale, dans la création de laquelle il a joué un rôle de premier plan vous me permettrez de souligner la contribution de mon ami Philippe Kirsch et qu’il a ratifiée en bonne et due forme l’été dernier, le Canada se retrouve en position de leadership en la matière et y trouve une occasion de transformer la perception particulièrement intense à l’intérieur du pays de sa vocation et de son rôle en matière de maintien de la paix.
C’est une transformation toute naturelle puisque le droit pénal, au niveau domestique, est le mécanisme privilégié de maintien et de restauration de la paix, et se substitue, en fait, à l’utilisation de la force, l’intervention manu militari, formule qui semble trop souvent la seule, mais la moins attrayante, option au plan international.
Je suis consciente des efforts qui sont présentement déployés au sein des organismes internationaux, tels l’ONU et l’OUA et au sein de l’Union européenne, pour développer des mécanismes efficaces d’intervention militaire dans les cas où cette intervention est nécessaire et présentement inexistante ou insuffisante. Et je ne vous propose pas un projet utopique où la justice remplace tous les recours à la force. Plutôt, il me semble que nous soyons à l’orée d’un nouveau partenariat, bien établi dans les régimes démocratiques, où la force est dans tous les cas, même lorsqu’elle se prévaut de l’autorité en place, assujettie au droit et à la responsabilité civile et pénale.
Il s’agit donc d’affirmer la compatibilité des souverainetés étatiques avec un double volet de l’interdépendance : les exigences de l’intervention, volontaire ou forcée, et l’imputabilité de l’abus de pouvoir et de force. Je me pencherai aujourd’hui sur le deuxième volet, celui de la responsabilité. Tout comme certains pays se font valoir par l’exportation de leurs produits de grand luxe, le Canada est à mon avis en compagnie peu nombreuse lorsqu’il tente d’exporter certains idéaux, et son insistance sur la légalité, la régularité et l’intégrité. La responsabilité personnelle des dirigeants pour les actes criminels les plus graves doit s’inscrire dans un processus qui requiert une forte dose d’intégrité et de régularité.
Avant même de définir les minutieux détails de la procédure pénale internationale, il est clair qu’il est nécessaire d’exporter les pré-requis de la légitimité de la sanction pénale, sans quoi la justice internationale deviendra un forum additionnel d’aliénation ou pire, elle-même une source de conflits, possiblement de conflits violents.
Tout aussi importante est la nécessité de participer de façon très concrète à l’entreprise. Les Canadiens sont fiers à juste titre du rôle prééminent du Canada en matière de maintien de la paix, et cela non seulement parce que le Canada a réussi au niveau diplomatique à promouvoir le modèle, et ce de la façon spectaculaire qui a valu à Lester B. Pearson le prix Nobel de la paix en 1957, mais également à cause de l’engagement constant du Canada sur le terrain. Depuis l’initiative de Pearson, alors secrétaire d’État aux Affaires extérieures, face à l’éclatement du conflit entre l’Égypte et Israël, menant au déploiement d’une force internationale sous la bannière de l’ONU, les opérations de maintien de la paix de l’ONU se sont multipliées et raffinées, et la participation du Canada est demeurée constante. Plus de 100 000 Canadiens ont participé jusqu’à maintenant à plus de 40 missions. Il semble donc naturel que cet engagement se traduise maintenant par une contribution, intellectuelle et matérielle, démesurée si nécessaire, au développement de la justice. Les principes fondamentaux qui assurent la légitimité et l’efficacité du droit pénal canadien sont exportables et ces principes ne peuvent être véhiculés uniquement par la promotion d’idées au sein de réunions diplomatiques. Ils doivent être promus par l’entremise d’un engagement dans la question et d’une présence réelle sur le terrain. Il s’agit là d’un plan d’action qui se situe à la croisée des grands axes de la présence du Canada dans le monde. Un pays riche en matières premières intellectuelles, humaniste et audacieux.
Gary Bass, dans son excellent ouvrage publié tout récemment sur la politique des tribunaux internationaux pour crimes de guerre (Stay the Hand of Vengeance: The Politics of War Crimes Tribunals, Princeton University Press, 2000) traite habilement du gouffre entre les idéaux nationaux et la politique étrangère, en particulier aux États-Unis. Il préconise l’inverse. Se basant sur certaines études récentes en sciences politiques, il souligne que dans certains domaines la politique étrangère des États constitue un prolongement de leurs engagements sociaux fondamentaux comme nation. Il réfère, par exemple, à une étude qui démontre que les États les plus généreux au niveau de l’aide humanitaire sont ceux qui ont à l’interne les programmes également les plus généreux d’aide sociale. Transposant cette prémisse au niveau de ce que j’appellerais l’exportation des programmes de promotion de la paix, Bass nous dit ceci, aux pages 17 et 18 :
I argue that liberal ideals make liberal states take up the cause of international justice, treating their humbled foes in a way utterly divorced from the methods carried by illiberal states.
What does this mean for war crimes tribunals? If a war crimes tribunal is victors’ justice, it makes a difference who the victors are. Victorious legalist liberal states tend to operate abroad by some of the same rules they observe at home. A trial, the supreme legalistic act, wrote liberal political theorist Judith Shklar, "like all political acts, does not take place in a vacuum. It is part of a whole complex of other institutions, habits, and beliefs. A trial within a constitutional government is not like a trial in a state of near-anarchy, or in a totalitarian order".
On a aussi beaucoup parlé, au Canada, de la judiciarisation des questions politiques et de la croissance du judiciaire comme lieu d’affrontement de valeurs qui s’exprimaient auparavant dans l’arène politique. Il n’est pas prématuré, à mon avis, de constater l’ébauche d’un mouvement semblable sur le plan international, à la suite de l’initiative de ces États libéraux dont parle Gary Bass et qui sont bien sûr les champions de l’État de droit et de la primauté du droit sur la force. Je n’irais pas jusqu’à suggérer que l’on est en voie d’atteindre une primauté du juridique sur le politique dans l’arène internationale, mais je pense que la croissance du juridique est la conséquence inévitable de la mondialisation des droits.
On a aussi beaucoup parlé de la légitimité, de la légalité et de l’opportunité de l’intervention humanitaire, particulièrement à l’occasion des frappes aériennes de l’OTAN au Kosovo. L’initiative canadienne annoncée en septembre dernier créant une Commission internationale pour examiner la problématique de l’intervention vis-a-vis la souveraineté des États s’insère parfaitement dans le cadre de cette réflexion et ses travaux seront sûrement suivis de très près. Il me semble que l’on soit encore très loin de la reconnaissance d’une obligation légale positive d’intervenir même dans les cas de catastrophe humanitaire imminente, tout comme, à l’autre extrême, on a grand-peine à définir l’agression comme crime de guerre. Mais à l’intérieur de ces deux pôles se situe l’embryon d’une volonté politique à la fois de prévenir et de punir les crimes contre l’humanité et le génocide. L’acte criminel, en particulier les violations du droit de la guerre applicable en cas de conflit armé interne, se situe au centre de ce débat sur la légitimité et la légalité de l’intervention, non pas nécessairement de l’intervention par la force, mais de l’intervention par l’exigence que des comptes soient rendus.
Il me semble également que l’insistance sur la responsabilité personnelle des dirigeants politiques et militaires pour les crimes qu’ils prétendent perpétrer au nom d’un État, ou au nom d’un peuple au sein d’un État qu’ils répudient, facilite le rejet de la notion voulant que la souveraineté d’un État devrait empêcher qu’ils soient interpellés par la communauté contre laquelle se sont inscrits leurs gestes, soit l’humanité toute entière.
Pourtant, après avoir énoncé la nécessité pour les démocraties libérales d’insister sur l’exportation de leurs normes de justice et de leur engagement envers le principe de la suprématie des lois, Gary Bass, dont j’ai parlé plus tôt, identifie l’obstacle le plus sérieux à ce rayonnement, que d’autres appelleront impérialisme, du droit et de sa mise en application. Bass prétend que dans tous les cas, les démocraties libérales engagées dans ces projets de justice internationale refusent l’engagement ultime sur le terrain si cet effort risque de mettre en danger la vie de leurs soldats. C’est ici que se distinguent les différentes sortes d’agents de la paix. Au sens juridique du terme en droit canadien, les policiers en fonction au Canada sont des agents de la paix. Les troupes canadiennes en Bosnie non; ce qui constitue un vide inexplicable dans un ordre juridique international qui investit maintenant plus de 200 millions de dollars par année dans un exercice de justice criminelle qui n’a pas encore réglé sa crise de croissance en matière d’intervention. Et pourtant, l’usage modeste de la force pour appréhender les criminels de guerre recherchés par la justice internationale, opération dont la légitimité et la légalité ont des assises relativement solides, requiert un engagement politique et opérationnel des États. Il s’agit là, me semble-t-il, d’une limite raisonnable à l’abdication de responsabilité en faveur des acteurs non-étatiques. En effet, on imagine mal la société civile internationale s’organiser hors des cadres étatiques pour palier à ce vide. Après Médecins sans frontières, Journalistes sans frontières et Avocats sans frontières, on conçoit moins aisément la venue de Policiers sans frontières. Il est de ces limites inévitables à la privatisation des fonctions de l’État qui devraient inciter les organisations internationales à se pencher sérieusement sur les fonctions qui leur reviennent.
L’inertie des acteurs internationaux témoigne de la difficulté, évidente à bien d’autres égards, pour le droit international de s’accommoder des exigences de ce nouveau venu sur l’échiquier : le droit pénal. J’ai souligné à quelques reprises les difficultés inhérentes à la tentative de fusionner ces deux disciplines juridiques qui permettent d’utiliser les sanctions criminelles pour assurer le respect du droit international humanitaire. Le droit international public visait au départ à réglementer les relations entre États et est donc un droit essentiellement consensuel. Il se préoccupe du principe plus que de la minutie des règles, et est très attentif à la pratique des États, d’où il puise une partie importante de sa substance. Il intègre des concepts et des traditions provenant de systèmes juridiques variés, respecte les intérêts des États et est très sensible aux considérations politiques. Le droit criminel, au contraire, est un droit de nature contraignante, autoritaire et rigoureuse. Il se préoccupe des détails, des faits particuliers, et son application est fondée sur des règles précises. Il s’intéresse assez peu à la méthodologie du droit comparé. Les facteurs politiques, en droit criminel, sont perçus comme non pertinents ou même pernicieux et dangereux. Par contre, il existe en dernière analyse des principes de base que l’on retrouve dans les deux disciplines. Dans leur acceptation moderne, elles recherchent toutes deux à protéger les droits individuels ainsi qu’à préserver l’ordre et la paix. La fusion du droit international public et du droit criminel constitue sans contredit un défi, amplifié par le choc culturel entre les différentes traditions juridiques. En droit civil et commercial, comme je l’ai indiqué plus tôt, les divergences entre les systèmes juridiques ont déjà été sensiblement réduites pour répondre aux exigences du commerce et de l’économie modernes. Le droit criminel n’a pas encore fait l’objet d’un tel rapprochement, les échanges entre les systèmes étant généralement minimes. Les procès criminels de common law demeurent donc fondamentalement différents de ceux qui sont tenus dans les juridictions civilistes.
De plus, on s’accroche trop souvent sur les batailles de clocher : entre autres sur la minutie des procédures qui reflètent la contribution des grands systèmes juridiques en place dans le monde occidental, originaires ou apparentés à la common law ou au droit civiliste (romain ou continental, selon l’appellation), alors qu’il importe tout d’abord de solidifier les prémisses fondamentales de la justice pénale. Seuls quelques grands principes devraient ne pas être négociables, au niveau procédural. Au premier plan de ces grands principes je mettrais l’indépendance et l’intégrité de la magistrature, et le procès public, équitable et comprenant la possibilité réelle d’un acquittement.
Seuls les États libéraux appuient réellement le concept des procès pour crimes de guerre, et ils voient ces procès comme un prolongement naturel du concept des droits universels, lui-même la plaque tournante sur laquelle reposent les régimes démocratiques fondés sur les droits individuels (Bass, pages 20-26). En fait, je suis tout à fait d’accord avec Gary Bass qui prétend que les procès internationaux pour crimes de guerre modernes, tant en réalité qu’en principe, ne peuvent que refléter les exigences occidentales d’équité procédurale. Personne ne prétend que les procès pour crimes de guerre devraient être moins qu’équitables, selon notre compréhension de la notion d’équité, parce que ceux qui seraient enclins à tenir un tel discours se sont plutôt faits les champions de la résistance à toute forme de justice internationale.
Il est bien sûr de ceux qui résistent à l’universalisation de l’État de droit, ou tout au moins à l’exportation des normes de justice pénale au plan international. À part leur résistance à se soumettre eux-mêmes au jugement des étrangers, ce qui requiert leur rejet de tout modèle de responsabilité pénale véritablement universel, ils soulèveront également l’effet de corruption que leur participation à un effort de justice internationale risque d’infliger à leur propre système. Gary Bass, à la page 25, en souligne un exemple particulièrement explicite lorsqu’il rapporte les propos du juge américain Harlan Fiske Stone, alors juge en chef de la Cour suprême des États-Unis, référant aux travaux de son collègue, le juge Robert Jackson, procureur en chef de la délégation américaine au procès de Nuremberg, comme suit :
It would not disturb me greatly […] if power were openly and frankly used to punish the German leaders for being a bad lot, but it disturbs me some to have it dressed up in the habiliments of the common law and the constitutional safeguards to those charged with crime. […]
Jackson is away conducting his high-grade lynching party in Nuremberg. […] I don’t mind what he does to the Nazis, but I hate to see the pretense that he is running a court and proceeding according to common law. This is a little too sanctimonious a fraud to meet my old-fashioned-ideas. (Quoted in Alpheus Thomas Mason, Harlan Fiske Stone: Pillar of the Law, New York, Viking, 1956, p. 176).
Il est bien sûr toujours aisé de dénoncer comme inadéquat un projet dans lequel on refuse de s’impliquer. Le contraste entre la vision du juge en chef Stone, exprimant une préférence ou tout au moins une tolérance pour la justice sommaire du peloton d’exécution, et celle du juge Jackson, révélée lors de sa plaidoirie d’ouverture du procès de Nuremberg est frappante :
That four great nations, flushed with victory and stung with injury, stay the hand of vengeance and voluntarily submit their captive enemies to the judgment of the law is one of the most significant tributes that Power has ever paid to Reason. (Justice Robert Jackson, US opening statement at Nuremberg).
Malgré la présence dominante des juristes américains à Nuremberg, ce grand débat idéologique a très peu d’écho aujourd’hui aux États-Unis. Le Canada se trouve par ailleurs stratégiquement situé au sein d’une coalition démocratique, pour promouvoir un modèle idéal de justice. Nous sommes en mesure de formuler des attentes réalistes quant au fonctionnement de ce modèle. Nous devons tout d’abord reconnaître que le recours au processus pénal constitue habituellement la reconnaissance de l’échec d’autres institutions sociales importantes, telles le système d’éducation, le soutien à l’enfance et à la famille, la famille elle-même, le système de santé mentale, les mécanismes de redistribution de la richesse et parfois même la communauté culturelle et les médias. On ne peut s’attendre à ce que l’intervention de la justice criminelle remédie à tous les maux sociaux, d’autant plus que la justice pénale ne peut intervenir sans une forme d’association avec d’autres institutions fournissant la preuve, le diagnostic, le soutien à la réhabilitation et, fonda-mentalement, l’affirmation d’un éventail de valeurs morales partagées et d’un projet social commun. Tant que la justice pénale internationale devra fonctionner sans l’aide des institutions sociales locales, ou pire encore, en conflit avec elles, il faudra la soutenir au même titre que tous les autres efforts de reconstruction qui visent à remédier à la dévastation laissée par la guerre et les crimes violents qui y sont souvent associés.
Incapable de puiser dans un partenariat d’institutions soutenant son projet, la justice criminelle internationale doit se définir en conséquence. Un choix fondamental s’impose quant à la nature du processus judiciaire et plus particulièrement quant à l’objectif même du procès. Il existe essentiellement deux options. Vu les difficultés, le premier choix consiste à formuler des objectifs modestes pour le procès comme tel. Le fait de reconstituer le crime dans sa conception technique étroite la planification, par exemple, et l’exécution d’un homicide dans les circonstances juridiques nécessaires pour faire de cet homicide un crime de juridiction internationale constitue déjà une tâche monumentale. Compte tenu de l’atmosphère ultra-sceptique et ultra-critique dans laquelle ce genre de tribunal pénal doit fonctionner, le fondement du premier modèle serait de garder les choses les plus simples possible et de tout mettre en oeuvre pour en arriver à une disposition finale rapide de chaque cas individuel.
Le second modèle est ambitieux et entrevoit, au contraire, un procès axé sur la divulgation du contexte plus large. Il s’agit de peindre la fresque historique complexe des événements, dans le but non seulement de démontrer la culpabilité individuelle, mais aussi d’exploiter la scène dramatique du procès pour construire la mémoire collective qui servira à purger à la fois les victimes et les bourreaux, ainsi que des populations entières, de leur passé brutal (pour une argumentation convaincante en faveur de ce modèle, voir Mark Osiel, Mass Atrocity, Collective Memory and the Law, Transaction Publishers, 1997).
Si on tient compte de la nature des crimes en cause et des efforts investis pour poursuivre les responsables au niveau international, il me semble que le second modèle devrait s’imposer. Un engagement en ce sens, cependant, comporte des conséquences sérieuses qui doivent être énoncées et acceptées dès le départ comme le prix inévitable d’un projet aussi ambitieux. Pour que le procès criminel puisse entreprendre cette tâche historique, il est possible que certaines prémisses de base et exigences traditionnelles de la justice criminelle domestique doivent subir des modifications substantielles.
De plus, il est important dès le départ de s’interroger sur la question de savoir s’il est réaliste de s’attendre à ce qu’un procureur criminel entreprenne le travail d’un historien. L’entreprise de la poursuite criminelle est considérablement plus menaçante que celle de l’historien pour des populations qui ont déjà construit une mémoire collective dans laquelle la vérité telle que conçue par une cour de justice ne constitue pas un ingrédient majeur. L’histoire laisse place au doute. Il s’agit d’un projet fluide, d’une histoire à construire, visant une reconstitution du passé influencée, comprise et révisée en vertu du présent et même de l’avenir. La justice, au contraire, impose des conclusions irréversibles. Elle se lie elle-même à une interprétation permanente et officielle des faits, souvent suivie de conséquences irréversibles. Elle favorise les reconstitutions détaillées d’événements précis, prouvés à un degré de certitude élevé, pour satisfaire son propre besoin de finalité. La nécessité de réviser et, pire encore, la possibilité d’erreurs, doivent être maintenues à un minimum, tant pour la protection de ceux qui auraient subi les conséquences irréversibles du jugement erroné initial que pour assurer la crédibilité, et ainsi la légitimité continue du projet de justice lui-même. Parallèlement, la possibilité réelle que le procès criminel produise un acquittement, condition sine qua non d’une procédure équitable, peut être perçue comme un affront à la réalité historique, puisque l’acquittement sera caractérisé par certains de répudiation officielle de tout ce qui était allégué par la poursuite, y compris le contexte que la loi rendait pertinent quant à la culpabilité.
Par exemple, les prétentions incessantes à l’effet que le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) est anti-serbe résultent d’une distorsion de la réalité. Le TPIY n’est pas anti-serbe. Pourquoi est-il perçu comme tel par plusieurs à Belgrade, et même par certains ailleurs? Il existe plusieurs raisons, dont certaines ne relèvent pas d’un discours rationnel. Mais c’est aussi en partie parce qu’on ne peut formuler aucune réponse acceptable à la question de savoir pourquoi il existe seulement deux tribunaux pénaux internationaux. Le fait que d’autres individus, possiblement tout aussi coupables, ne soient pas poursuivis ne rend pas ceux qui le sont moins coupables, mais il rend le fait de ne viser qu’eux moins juste. Quand on participe à l’entreprise de la justice, il est très coûteux et même dangereux d’être, ou d’être perçu comme étant, moins que juste. Et quand on participe à l’entreprise de la vérité, il faut dire les choses telles qu’elles sont.
Dans le contexte d’un procès international d’envergure, les problèmes d’accès à l’information et aux moyens de preuve se multiplient. Quand on a l’ambition de peindre toute la trame d’une guerre, et d’exposer le rôle sordide de certains dirigeants puissants, les moyens traditionnels d’enquête suffisent à peine, et même ceux-là, on ne les possède souvent pas. Il est impensable de pouvoir reconstituercertaines opérations militaires, et certains échanges politiques aux plus hauts niveaux du pouvoir, sans avoir accès ou bien aux archives des parties directement impliquées dans le conflit, ou bien aux services de renseignements de ceux qui les observaient aux époques pertinentes. Vous comprendrez qu’il ne s’agit pas là de l’environnement traditionnel dans lequel se déroule une enquête criminelle. Les pays soucieux de promouvoir la justice criminelle internationale devront donc s’acclimater à ces nouvelles exigences d’enquête en facilitant l’accès à l’information requise et en réévaluant les méthodes de protection des intérêts nationaux. Par ailleurs, les procédures d’une cour criminelle internationale devront refléter les inquiétudes des États tout en se fondant sur des preuves dont la fiabilité est vérifiable. Les procédures devant les tribunaux ad hoc auront bien servi d’exemple. Permettez-moi deux références. D’une part l’article 70 du Règlement de preuve et de procédure du TPIY, qui permet la réception par le procureur d’informations qu’il ou elle s’engage à tenir secrètes et à n’utiliser qu’aux fins d’enquête, plutôt qu’en tant que preuves soumises à la Cour, s’il a grandement facilité la coopération de certains États, place par ailleurs le procureur dans une situation peu enviable. En effet, à moins d’obtenir le consentement de l’État ou de la personne qui lui a révélé des renseignements sous la protection de l’article 70, le procureur ne peut en faire usage. Il devient donc très difficile de porter des accusations, et plus encore d’intenter un procès sans savoir à l’avance de quelles preuves on disposera vraiment au moment critique.
Cet état de choses est d’autre part relié à la contraignabilité des États devant les instances pénales internationales. Il est impossible, et le TPIY l’a reconnu dans l’affaire Blaskic, que la justice pénale, au niveau de l’enquête, ne puisse émettre des ordonnances contraignantes à l’égard des États qui sont présumés détenir des renseignements pertinents à une accusation. Il n’existe aucun système de justice pénale, à ma connaissance, qui puisse fonctionner sans ce pouvoir de contrainte pour exiger la production de documents ou la comparution de témoins. D’ailleurs, dans le litige qui opposait le bureau du procureur à la Croatie et à son ministre de la Défense de l’époque, au cours du procès du général Blaskic, le Canada est intervenu, en soumettant au tribunal un mémoire à titre d’amicus curiae pour soutenir la position du procureur quant à ce pouvoir de contrainte, en compagnie de trois autres États qui partageaient ce point de vue. Alors que la majorité des États ne s’est pas prononcée sur la question dans le dossier Blaskic, seule la Chine a produit une plaidoirie écrite au soutien de la position croate.
Le précédent juridique créé dans ce dossier est capital pour les travaux éventuels de la Cour pénale internationale. Plus encore est l’engagement dans la réalité de ceux qui devront réfléchir à la portée du secret d’État face aux exigences de la justice pénale. À ce titre comme à bien d’autres, la justice pénale canadienne est exportable. Pas nécessairement dans ses formules, dans la minutie de ses règles et procédures, ni même dans certaines de ses caractéristiques fondamentales, ancrées dans la constitution, tel le droit au procès par jury. Mais dans sa conception profonde de la responsabilité, de la transparence, de l’égalité.
La deuxième génération d’initiatives de maintien de la paix, celle qui implique la justice, est embryonnaire. Il ne s’agit plus seulement de négocier une trêve ou une résolution du conflit et de déployer une mission militaire et/ou civile pour la mettre en oeuvre. Le projet est maintenant beaucoup plus ambitieux. Le simple fait d’intervenir, même comme arbitre, reflète un engagement moral de solidarité envers « les autres ». Mais la rationalisation de l’intervention par la neutralité n’est plus acceptable, si elle l’a jamais été.
On voit se refléter sur la scène internationale une ascension du juridique et du judiciaire parallèle à celle qu’a connue le Canada des vingt dernières années sous l’égide de la Charte. L’engagement du Canada dans une vision civile et universelle de la paix par la justice devrait continuer d’être à la fine pointe non pas d’un discours moralisateur, mais d’une conduite engagée. Comme le disait Lester B. Pearson, lorsqu’il a reçu le Prix Nobel, à propos des opérations de maintien de la paix :
Si nous ne construisons pas sur cette base quelque chose de plus permanent et de plus solide, une fois de plus nous n’aurons tenu aucun compte des réalités, nous aurons laissé passer des possibilités et trahi notre devoir.
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