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« Dites-leur que nous sommes humains » : Ce que le Canada et le monde peuvent faire au sujet de la crise des Rohingyas

Table des matières

Résumé

En tant qu’envoyé spécial du premier ministre Trudeau au Myanmar, j’ai fait des recherches approfondies, effectué de nombreux voyages et organisé bon nombre de réunions avec des interlocuteurs clés entre octobre 2017 et mars 2018 pour évaluer les événements violents qui se sont produits en août 2017 et par la suite. Ces événements ont mené plus de 671 000 Rohingyas à fuir leur foyer dans l’État de Rakhine, au Myanmar, pour chercher refuge au Bangladesh voisin.

Le présent rapport est centré sur les quatre thèmes suivants : le besoin de combiner principes et pragmatisme pour répondre à la crise humanitaire grave qui sévit au Myanmar et au Bangladesh; les défis sur le plan politique qui perdurent au Myanmar; les indices que des crimes contre l’humanité pourraient avoir été commis lors du déplacement forcé et violent de plus de 671 000 Rohingyas de l’État de Rakhine au Myanmar; ainsi que la nécessité manifeste d’avoir une coordination plus efficace des efforts nationaux et internationaux.

La crise humanitaire au Bangladesh et au Myanmar : Avec l’arrivée au Bangladesh de plus de 671 000 réfugiés additionnels depuis le 25 août 2017, le nombre de Rohingyas déplacés vivant dans des camps au Bangladesh approche maintenant un million de personnes. Les camps sont surpeuplés, la population est traumatisée et la saison des pluies est imminente. Les organismes des Nations Unies ont lancé un appel conjoint afin de recueillir 950,8 millions de dollars américains pour la prochaine année. De plus, il pourrait encore y avoir quelque 450 000 Rohingyas dans le centre et le nord de l’État de Rakhine. Leur situation est précaire. Bon nombre d’entre eux sont dans des camps pour personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays (PDIP), alors que d’autres sont enfermés dans leur village, où l’approvisionnement en nourriture et l’accès à l’aide humanitaire internationale sont déficients. Cet état de fait exige une intervention de la communauté internationale et le Canada doit jouer un rôle de premier plan. Il doit augmenter le budget alloué à la crise et encourager une plus grande coordination avec les pays aux vues similaires. Le Canada et d’autres pays devraient également explorer divers mécanismes visant à permettre aux Rohingyas d’être admissibles au statut de réfugiés et à la réinstallation, y compris au Canada. Toutefois, il faut insister sur le fait que la réinstallation à elle seule ne résoudra pas le problème.

La situation politique au Myanmar : L’armée opère un contrôle ferme sur les ministères et les budgets clés au sein du gouvernement actuellement en place au Myanmar. En plus de la crise qui sévit dans l’État de Rakhine, des conflits militaires secouent de nombreuses zones frontalières du pays, ce qui a des répercussions négatives sur les pourparlers de paix et sur le processus de réforme constitutionnelle. Malgré l’élection démocratique en 2015 d’Aung San Suu Kyi, chef de la Ligue nationale pour la démocratie (LND), la constitution ne lui a pas permis d’accéder à la présidence et elle remplit plutôt le rôle de ministre des Affaires étrangères et de conseillère d’État, une fonction qui a été créée pour elle et dont les responsabilités ne sont pas clairement définies. Aung San Suu Kyi continue d’être la principale interlocutrice du Myanmar avec le monde, et elle a été sur la défensive en ce qui concerne les mesures prises dans l’État de Rakhine par l’armée du Myanmar. Par ailleurs, le gouvernement du Myanmar, ou du moins son aile civile, s’est maintenant officiellement engagé à mettre en oeuvre les recommandations de la Commission consultative sur l’État de Rakhine, présidée par Kofi Annan, qui visent à apporter la paix et la stabilité à long terme. Toutefois, la façon dont ces recommandations peuvent être réellement mises en oeuvre n’est pas encore claire. Le gouvernement a également affirmé qu’il permettrait aux Rohingyas de revenir dans leurs villages, mais il semblerait que plusieurs de ces villages aient été détruits et que la population rakhine locale soit de façon prédominante contre leur retour. Par conséquent, les organismes des Nations Unies ont déclaré qu’à leur avis, les conditions permettant le retour des Rohingyas dans l’État de Rakhine « dans la dignité et de façon volontaire, sécuritaire et viable » ne sont pas réunies. Je suis du même avis. Le Canada doit donc poursuivre ses discussions avec les ailes civile et militaire du gouvernement du Myanmar et continuer d’exprimer son opinion franche sur la situation, tant passée qu’actuelle. Il faudrait également insister sur le fait que toutes les activités du gouvernement du Myanmar, y compris les activités militaires, doivent être menées dans le respect du droit international.

La question de la responsabilité et de l’impunité : Il existe des éléments probants clairs qui indiquent que des crimes contre l’humanité pourraient avoir été commis. Depuis le mois d’août 2017, ces crimes ont entraîné le départ de plus de 671 000 Rohingyas de l’État de Rakhine, et ce, souvent dans des circonstances violentes. Les éléments probants à cet égard doivent être recueillis et il faut trouver une façon de traduire en justice les responsables de ces crimes. Cela ne sera pas facile puisque le Myanmar n’est pas signataire du Statut de Rome, mais des mesures devraient être prises pour encourager la Cour pénale internationale à envisager une enquête sur la question de l’expulsion forcée. De plus, le Canada devrait diriger une discussion sur la nécessité d’établir un Mécanisme international impartial et indépendant (MIII) pour les crimes potentiels commis au Myanmar, comme celui qui a été mis sur pied par l’Assemblée générale des Nations Unies pour la Syrie. Le gouvernement du Canada devrait participer activement au financement de ces efforts, et il devrait continuer d’appliquer des sanctions ciblées lorsqu’il existe des preuves crédibles pour justifier de telles mesures.

Une coordination et une coopération efficaces : Le rapport recommande de formaliser les efforts concertés du groupe de travail sur les Rohingyas au sein du gouvernement fédéral afin d’inclure les ministères ayant clairement un intérêt ou un mandat à ce chapitre (soit Affaires mondiales Canada; Justice Canada; Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada; Défense nationale; Bureau du Conseil privé; et Cabinet du premier ministre). Le rapport recommande aussi de poursuivre avec d’autres gouvernements aux vues similaires des discussions sur la coordination des efforts internationaux visant les trois enjeux énoncés ci-dessus.

Introduction


Le premier ministre du Canada et l’envoyé spécial discutent de la crise du Rohingyas / Source : Gouvernement du Canada

Le 23 octobre 2017, j’ai accepté l’invitation du premier ministre Trudeau d’agir à titre d’envoyé spécial du Canada au Myanmar. Depuis lors, j’ai visité la région à deux reprises, en novembre 2017 et en février 2018, et j’ai communiqué avec un grand nombre d’organisations non gouvernementales (ONG), de groupes de défense des droits, d’organismes des Nations Unies, et d’autres organismes internationaux, ainsi qu’avec un grand nombre de responsables gouvernementaux. J’ai été adroitement secondé par des représentants d’Affaires mondiales Canada, en particulier par Maxime Lauzon-Lacroix, chargé de dossier principal, qui m’a accompagné dans bon nombre de déplacements. Je lui suis extrêmement reconnaissant, ainsi qu’à beaucoup d’autres personnes, pour leurs avis et conseils. J’ai évidemment discuté de ce rapport avec bon nombre de personnes au cours des derniers mois, mais ce rapport ainsi que les conclusions et les recommandations qu’il contient sont le fruit de ma réflexion. Il s’agit d’une réflexion personnelle qui représente un cheminement difficile. Je me suis trouvé face à une situation inextricable et qui est, à bien des égards, tragique. C’est une situation qui mène à l’indignation morale, à la colère et à la frustration. Mais comme j’ai appris au fil de nombreuses années, ces émotions ne sont pas nécessairement le meilleur guide pour passer à l’action.

J’espère que ceux qui liront ce document, y compris les fonctionnaires et les politiciens au Myanmar et au Bangladesh, comprendront que, même si j’ai passé beaucoup de temps en lectures et discussions sur la situation actuelle des Rohingyas, je suis loin d’être un expert. Mon évaluation honnête de la situation est tout ce que je suis en mesure d’offrir. J’ai essayé de fournir aux représentants du gouvernement du Canada qui ont reçu ce rapport, y compris le premier ministre, des conseils sur les mesures qui pourraient et devraient, à mon avis, être prises. Mais je suis également conscient (après m’être trouvé dans les deux positions) qu’il y a une différence entre donner des conseils et devoir y donner suite. Je reste prêt à collaborer avec ceux qui sont invités à mettre en oeuvre ce rapport et ses recommandations, et plus généralement à continuer de réagir à une situation extrêmement difficile. Mon rapport présente quelques observations en matière de prise de décisions, sur l’état du monde dans lequel nous vivons, et sur les principes directeurs de notre politique étrangère.

Dans mon rapport provisoire diffusé le 21 décembre 2017, je me suis concentré sur trois questions clés. Dans le présent rapport, mes conclusions peuvent être divisées en quatre parties :

Mes recommandations se trouvent à la fin du présent rapport.

Le Canada était présent à la création du Bangladesh et il a joué un rôle important en soutenant le commerce, les investissements et l’aide dans ce pays et ailleurs dans la région. C’est beaucoup moins le cas pour le Myanmar, où nous n’avons pas ouvert d’ambassade au moment de la séparation et de l’indépendance en 1948 (ce que nous avions fait dans le cas de l’Inde, du Pakistan et du Sri Lanka), bien que nous ayons établi des relations diplomatiques. Les relations se sont tendues par la suite sous le régime militaire, mais nous avons fourni de l’aide humanitaire de même que d’autres types d’assistance aux populations croissantes de réfugiés du Myanmar en Thaïlande et au Bangladesh. Le Canada a imposé des sanctions contre le Myanmar en 2007, et il a maintenu une partie importante de ces sanctions après avoir ouvert une ambassade à Yangon en 2014. Les anciens ministres canadiens John Baird, Ed Fast et Stéphane Dion ont visité le Myanmar lorsque le processus de réforme a commencé, et Aung San Suu Kyi a visité le Canada au printemps 2017 dans le cadre de son voyage d’étude sur le fédéralisme.

La situation des Rohingyas


Camps de réfugiés rohingyas à Cox’s Bazar, au Bangladesh / Source : Affaires mondiales Canada


Camps de réfugiés rohingyas à Cox’s Bazar, au Bangladesh / Source : Affaires mondiales Canada

Dire que le « problème rohingya » est âprement débattu constitue un euphémisme. Il existe un débat de fond au sujet du nom, de l’histoire et de la place actuelle de la population rohingya de l’État de Rakhine.

Voici quelques renseignements généraux au sujet de l’histoire de la région : ce qui constitue de nos jours l’État de Rakhine dans l’ouest du Myanmar était auparavant le royaume d’Arakan dans le golfe du Bengale. Protégée par les montagnes à l’est, la population du royaume était en grande majorité d’ethnie rakhine et de religion bouddhiste. Elle comportait aussi une minorité musulmane se faisant appeler « rohingya » et dont la présence remontait à plusieurs siècles. Lorsque la Compagnie britannique des Indes orientales, et ensuite le gouvernement britannique lui-même, ont intégré l’Arakan puis la Birmanie à l’Empire britannique au 19e siècle, la Birmanie était gouvernée en tant que partie intégrante de l’Inde. Aucune frontière ne limitait le mouvement des populations. Cette situation a débouché sur un accroissement substantiel de la population musulmane dans l’État de Rakhine, en particulier dans le centre et le nord de l’État. Les relations déjà tendues entre les communautés rakhine et rohingya se sont fortement dégradées au cours de la Seconde Guerre mondiale lorsqu’elles ont pris parti pour des camps différents – la communauté rohingya appuyant les Britanniques, et la communauté rakhine appuyant les Japonais. Des dizaines de milliers de personnes sont alors mortes dans des combats intercommunautaires. Au moment de l’indépendance en 1948, la citoyenneté a été accordée à tous les résidents du pays, mais la Loi sur la citoyenneté de 1982 a par la suite révoqué la citoyenneté des Rohingyas. Durant les premières années du gouvernement civil, des efforts ont été déployés pour intégrer la population rohingya à la vie politique du pays.

En 1962, un gouvernement militaire dirigé par le général Ne Win a pris le contrôle du gouvernement. L’armée domine la politique du Myanmar depuis lors, mais une révision constitutionnelle en 2008 a permis une augmentation progressive de la participation des civils au gouvernement. Le gouvernement du Myanmar fonctionne toutefois de manière particulière. L’armée conserve le contrôle de trois ministères clés – la Défense, les Affaires frontalières et les Affaires intérieures – qui sont les plus importants et les plus influents dans le contexte des conflits internes du Myanmar et prennent une part considérable du budget du pays. L’armée contrôle encore les opérations militaires, la sécurité et la bureaucratie. Elle a aussi un bloc garanti de 25 % des sièges au parlement, ce qui lui donne un veto de fait à toute modification constitutionnelle potentielle.

Aung San Suu Kyi est la fille d’Aung San, celui qui a dirigé l’Armée de libération birmane durant la Seconde Guerre mondiale et a négocié l’indépendance avec les Britanniques avant d’être assassiné. Après avoir quitté la Grande-Bretagne pour revenir dans son pays en 1990, elle a rapidement pris la direction de la Ligue nationale pour la démocratie (NLD). Elle a passé la majeure partie des vingt années suivantes détenue à domicile. À sa libération en 2010, elle est revenue à la vie politique active et a mené son parti à une importante victoire électorale en 2015, remportant un soutien considérable dans l’ensemble du pays. Aung San Suu Kyi n’a pas été autorisée à prendre le contrôle du gouvernement après avoir remporté les élections de 2015. Elle a accepté le titre de conseillère d’État et est devenue ministre des Affaires étrangères. C’est une erreur de penser qu’elle est la « leader de facto », et a fortiori la « leader de jure ». Dans son rapport, Kofi Annan mentionne qu’il y a « deux gouvernements » au Myanmar, un militaire et un civil. Cela me semble exact et nécessite donc une analyse plus approfondie de la façon dont les décisions sont prises et des personnes qui en sont responsables.

Le Myanmar connaît des conflits internes importants depuis son indépendance. Les conflits infranationaux au Myanmar ont touché de vastes régions du pays dans lesquelles un grand nombre de groupes armés non étatiques, majoritairement issus de minorités ethniques, ont cherché à obtenir une autonomie accrue vis-à-vis d’un gouvernement central militarisé qui cherchait à imposer sa volonté avec une force considérable. Des centaines de milliers de personnes ont été tuées depuis 1948. Dans les faits, une guerre civile sévit de manière continue depuis le début des années 1950. Cette guerre est concentrée dans les États du Myanmar qui bordent le Bangladesh, l’Inde, la Chine et la Thaïlande. Ces conflits sont tous marqués par d’importants combats incessants, des décès, l’occupation militaire et la dispersion des réfugiés à l’intérieur du Myanmar et dans les pays voisins. Il existe toujours une importante population de personnes déplacées à l’intérieur du pays, dont la plupart vivent dans des camps, ainsi qu’une importante population de réfugiés en Thaïlande. Depuis qu’Aung Sang Suu Kyi joue un rôle dans la politique nationale, le processus de paix a constitué une priorité fondamentale du gouvernement, mais il est manifeste que les progrès visant à mettre fin aux conflits militaires et à créer des assises pour la paix et la réconciliation nationales se sont ralentis au cours des derniers mois. Je souhaiterais noter tout particulièrement les preuves manifestes de conflits supplémentaires dans l’État de Kachin et l’État de Shan.

Dans la deuxième partie ci-dessous, je décris la longue histoire des abus subis par les Rohingyas au chapitre de la discrimination et des droits de la personne. En août 2016, Aung San Suu Kyi a mis sur pied la Commission consultative sur l’État de Rakhine, présidée par Kofi Annan, dont le but consiste à formuler des recommandations permettant d’améliorer la situation dans l’État de Rakhine. Cependant, une série d’attaques menées en octobre 2016 par l’Armée du salut des Rohingyas de l’Arakan (Arakan Rohingya Salvation Army, connue sous l’acronyme ARSA), a déclenché une intervention militaire très lourde, ce qui a mené à des combats violents, à l’incendie de nombreux villages, à des allégations de viols et de violence commis par des militaires sur des civils, et au départ forcé de dizaines de milliers de réfugiés. Le rapport de Kofi Annan a été publié le 24 août 2017, la veille du jour où une autre attaque de l’ARSA a été menée contre des postes de police et une base militaire. Cette attaque a été critiquée dans une résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies (A/C.3/72/L.48) et dans une déclaration du président du Conseil de sécurité des Nations Unies. À la suite de l’attaque, un violent conflit a éclaté et, selon des sources fiables, près de 300 villages ont été détruits. C’est à ce moment que l’exode de plus de 671 000 Rohingyas a commencé. Bien que ce chiffre soit contesté par certains membres de l’armée du Myanmar, il a été vérifié par les organismes des Nations Unies qui surveillent depuis longtemps l’afflux des réfugiés dans le monde. De plus, des restrictions supplémentaires ont été posées sur les déplacements des personnes restées dans le nord et le centre de l’État de Rakhine.

Rapport

La crise humanitaire au Bangladesh et au Myanmar


Photo : © Suvra Kanti Das / Alamy Stock Photo

Le nombre de réfugiés dans le monde n’a jamais été aussi élevé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les camps situés près de la ville de Cox’s Bazar, dans le sud-est du Bangladesh, connaissent la croissance la plus rapide; ils sont maintenant les plus importants au monde. Mais ils sont loin d’être uniques et nous devons nous rendre compte de l’ampleur de ce qui est en fait une crise mondiale de réfugiés. Les questions de déplacement interne et de migration sont omniprésentes et ont engendré d’immenses souffrances. Ce que nous faisons, ou ne faisons pas, en réponse à la crise au Myanmar et au Bangladesh sera un test décisif pour la politique étrangère du Canada.

Cette année, l’Assemblée générale des Nations Unies devrait se pencher sur deux conventions multilatérales mondiales : une sur les migrations et l’autre, sur les réfugiés. Il s’agit là de questions politiques, sociales et économiques épineuses. Mais elles ne peuvent être ignorées. La discussion entourant ces deux conventions devrait conduire à une meilleure compréhension globale de l’importance de celles-ci. Livrés à eux-mêmes, les camps de réfugiés et de PDIP deviendront des centres de la mort, de la maladie, de la criminalité, de la traite des personnes, de l’extrémisme et de la corruption. Il serait inconcevable d’ignorer ces questions ou d’espérer qu’elles disparaissent. Les mots manquent pour décrire l’étendue de la crise humanitaire qui sévit actuellement au Bangladesh et au Myanmar. On ne m’a pas interdit de voyager dans l’État de Rakhine avant mon rapport final; j’ai au contraire reçu l’autorisation de me rendre, de manière restreinte, dans la ville de Sittwe, dans le centre de Rakhine, et par hélicoptère jusqu’à la frontière entre le Bangladesh et le Myanmar. Cela m’a permis de voir les conditions à Sittwe, de rencontrer des représentants de plusieurs communautés et de parler directement avec des travailleurs humanitaires en mesure de partager des renseignements de première main sur l’état de la population locale. J’ai également profité de l’occasion pour visiter le camp de PDIP de Sittwe et partager des points de vue avec plusieurs personnes dans le camp. J’ai également eu l’occasion de parcourir une grande partie du canton de Maungdaw, dans le nord de Rakhine, et d’y constater l’étendue de la destruction des villages rohingyas. Cette situation est réellement désastreuse et d’autres rapports basés sur des photographies aériennes montrent à présent les démolitions des maisons par bulldozer dans les villages et leur rasage complet par l’armée du Myanmar. L’exode des Rohingyas de l’État de Rakhine au Myanmar a été caractérisé par des flux et des reflux durant plusieurs dizaines d’années, la dernière vague comptant plus de 671 000 réfugiés depuis le 25 août 2017. Bien que des abris improvisés aient été construits dans un territoire montagneux situé à proximité de Cox’s Bazar dans le sud-est du Bangladesh et qu’un certain nombre d’organismes des Nations Unies et d’autres organisations ne ménagent aucun effort pour gérer les pleines conséquences de la crise, il importe de souligner le surpeuplement préoccupant et le danger que présente cette situation pour la santé et la vie des personnes. Les réfugiés rohingyas de cette dernière crise ont marché pendant des jours pour parvenir à leur destination finale. À leur arrivée, ils étaient sous-alimentés et traumatisés. J’ai non seulement entendu des histoires de tirs d’armes à feu et de violence militaire, mais j’ai également entendu de vive voix des femmes faire état d’abus et de violences sexuels commis par des militaires du Myanmar, ainsi que de la mort d’enfants et de personnes âgées en chemin vers les camps.

Les organismes internationaux travaillant dans les camps ont exprimé à maintes reprises leur grande inquiétude quant à la possibilité qu’une catastrophe survienne en cas de fortes pluies et de vents violents, en plus de la possibilité d’éclosion de maladies. D’après ce que j’ai pu observer, ces craintes sont justifiées et nécessiteront des investissements supplémentaires de la part de la communauté internationale, notamment le gouvernement du Canada ainsi que les Canadiens et les ONG canadiennes concernés afin d’éviter un grand nombre de décès. En réponse, la communauté humanitaire, dirigée par le groupe de coordination intersectoriel de Cox’s Bazar et le Groupe stratégique de Dhaka, a travaillé en étroite collaboration avec le gouvernement du Bangladesh afin d’élaborer un plan d’action conjoint pour 2018, assorti d’un objectif de financement de 950,8 millions de dollars américains. Le plan lancé le 16 mars 2018 présente une vision de réponse coordonnée pour répondre aux besoins immédiats des réfugiés et atténuer les répercussions sur les communautés d’accueil touchées.

Le gouvernement du Bangladesh a récemment annoncé que davantage de terrains seront utilisés pour y construire des camps, mais les organismes internationaux doivent quant à eux déployer des efforts supplémentaires afin de trouver plus d’espace pour les écoles, les hôpitaux, les centres de soins de santé et les centres pour les femmes et les jeunes enfants. Le manque de place dans le camp surpeuplé et montagneux que j’ai visité est flagrant. Il faut s’occuper de cette situation de façon urgente. À mon avis, la création de nouveaux camps ne devrait pas inclure la proposition de construire de grandes installations sur Bhasan Char, une île basse, boueuse et isolée au large des côtes du golfe du Bengale, installations qui sont en train d’être aménagées de toute urgence en tant qu’« arrangement provisoire » pour 100 000 personnes afin de décongestionner les camps de Cox’s Bazar. Les camps devraient plutôt être de taille réduite et être accessibles par la route. Il convient également de souligner que le gouvernement du Bangladesh et les collectivités voisines du camp ont déployé d’énormes efforts pour se préparer à accueillir les réfugiés rohingyas. L’ensemble de la communauté internationale leur est redevable et notre politique d’aide devra mieux tenir compte de l’importance de cette contribution de la part du Bangladesh ainsi que des besoins particuliers de ces collectivités qui ont été durement touchées par l’arrivée d’un tel nombre de réfugiés dans un laps de temps aussi court.

Lorsque j’ai rencontré un groupe de femmes des collectivités d’accueil bangladaises dont les maisons étaient littéralement entourées par le camp de réfugiés de Kutupalong, j’ai clairement entendu leurs préoccupations : des difficultés accrues à trouver du travail étant donné que les réfugiés acceptent des emplois à des taux plus bas; des problèmes de sécurité pour leurs enfants, qui ne peuvent plus se rendre à pied à l’école; et des coûts plus élevés pour tout, de la nourriture au bambou. Elles étaient également préoccupées par la détérioration de leur situation économique, notamment par une grave dévaluation de leurs biens immobiliers. Elles m’ont dit qu’elles espéraient déménager dès qu’elles pourraient trouver un endroit où aller. Les plaintes ne semblaient pas du tout motivées par des préjugés : les femmes exprimaient tout simplement leur frustration quant à l’ampleur du profond bouleversement de leur vie et de celle de leur famille en raison de l’arrivée soudaine d’un aussi grand nombre de réfugiés.

Cette situation, qui serait sans aucun doute confirmée par bien d’autres personnes, pose clairement un défi social et politique pour le gouvernement du Bangladesh et pour la communauté internationale. L’assistance et l’aide au développement doivent être dirigées autant vers la population des collectivités d’accueil que vers la population réfugiée elle-même. Dans le cas contraire, il est certain que la tension et la division entre les collectivités d’accueil et les réfugiés s’en trouveront sérieusement aggravées.

La situation des femmes et des filles dans le camp de Kutupalong et dans la collectivité avoisinante est particulièrement préoccupante. J’ai entendu de nombreuses allégations de traumatismes sexuels perpétrés par les militaires du Myanmar et ceux qui soutiennent l’armée; dans le camp, il y a toujours des problèmes d’abus qui découlent du surpeuplement. La pauvreté entraîne une augmentation de la prostitution et de la traite des personnes. Le commerce de la drogue entre le Myanmar et le Bangladesh pose depuis longtemps un problème, et l’arrivée des réfugiés a servi de couverture au commerce accru de drogues illicites. Cette situation peut à son tour conduire à une multiplication des abus et de la violence dans le camp ainsi que dans la collectivité avoisinante.

La relecture de ce texte m’aide à réaliser à quel point les mots ne suffisent pas à exprimer l’ampleur des dommages et des traumatismes que subissent les femmes et les filles rohingyas cherchant refuge des deux côtés de la frontière. Les entretiens que j’ai eus avec un groupe de femmes ont permis de dresser un portrait saisissant et détaillé des abus et des violences dont elles ont fait l’objet, de même que du recours à la violence sexuelle comme arme de guerre. C’est l’ensemble de la communauté internationale qui doit examiner ces allégations de crime contre l’humanité et qui doit prendre des mesures pour aider les survivantes de ces actions à surmonter leurs traumatismes. Il faudra mobiliser des ressources additionnelles pour offrir une intervention apte à répondre à la gravité de ces abus et à leurs répercussions. La nouvelle politique d’aide internationale féministe du Canada signifie que notre réponse humanitaire se concentre sur les questions liées aux genres. L’attention accrue que le Canada porte à la santé et aux droits sexuels et reproductifs et à la violence sexuelle et fondée sur le genre est fort bienvenue et elle est absolument nécessaire. Nous sommes maintenant une voix prépondérante sur ces questions et cela devrait continuer.

Je me suis également entretenu avec des responsables dans les camps au sujet du besoin de nouvelles initiatives concernant l’éducation. L’apprentissage de compétences élémentaires en lecture et écriture fait défaut, sans parler des études secondaires pour les jeunes que l’on a empêchés d’aller à l’école ou dont les études ont été perturbées par les événements survenus dans l’État de Rakhine. L’éducation n’est pas un luxe. C’est une nécessité. Les quelques écoles qui sont opérationnelles fonctionnent selon des quarts de travail pour satisfaire les besoins de la population croissante. Néanmoins, de nouvelles écoles sont nécessaires pour répondre à la hausse de la demande. Il est difficile d’imaginer qu’il puisse y avoir un investissement plus important que l’éducation pour offrir des opportunités et des espoirs à cette génération de réfugiés. Cet investissement permettra également de contrer la marginalisation et la tentation de l’extrémisme, toujours présentes dans de telles circonstances.

L’échange de renseignements concernant les conditions dans les camps s’est amélioré et est caractérisé par des données mises à jour régulièrement sur la nutrition, l’hygiène, la santé et l’éducation. De toute évidence, les organismes et gouvernements contributeurs doivent donner suite à ces renseignements et il faut établir des liens hiérarchiques plus clairs en ce qui concerne la gestion des opérations de secours. Désormais, personne ne pourra dire qu’il « ne savait pas ».

Nous savons ce qui se passe, et les éléments probants montrent clairement que le financement actuel correspond à environ la moitié du montant requis par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR).

Le Canada doit en faire davantage pour répondre aux besoins en matière de financement des camps ainsi qu’aux besoins des personnes responsables de l’exploitation de cette structure vaste et complexe. Il est important de signaler que nous avons l’intention de répondre aux appels à l’aide réguliers du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) et de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), en plus de l’aide que nous fournissons à certaines organisations et ONG dont le travail cadre avec les politiques et les priorités du gouvernement. J’exhorte le Canada à prendre davantage de mesures pour répondre aux besoins en matière d’éducation et d’infrastructure dans les camps, ainsi qu’à déployer les efforts nécessaires pour soulager les traumatismes sexuels et améliorer la condition des femmes et des filles. J’ai été très heureux de voir la dernière tranche d’aide fournie par le Canada, qui porte notre aide humanitaire au Bangladesh et au Myanmar à près de 46 millions de dollars depuis 2017. Il est maintenant temps de s’engager sur une plus longue période, comme nous l’avons fait lors des crises de réfugiés en Syrie et en Irak.

La situation politique au Myanmar


Villages détruits dans le nord de l’État de Rakhine / Source : Affaires mondiales Canada

Il est frappant de constater que les demandes des Rohingyas en matière de citoyenneté et de pleine reconnaissance dans la constitution ne semblent pas jouir d’un grand soutien au Myanmar. Il existe de nombreuses explications différentes de cette attitude envers les Rohingyas, que de nombreux habitants au Myanmar appellent « Bengalis » pour souligner une provenance étrangère. Lors de son voyage en novembre 2017 dans le pays, le pape Francis a reçu pour conseil d’éviter d’employer le terme « Rohingya », d’une part parce ce que le terme laisse entendre qu’il existe un lien avec la terre dans l’État de Rakhine, et d’autre part parce que les Rohingyas cherchent à être reconnus dans la constitution comme une nation indigène officielle. Au Bangladesh, ils ne sont appelés ni « Bengalis » ni « réfugiés » de façon à ne pas sous-entendre une présence permanente. Il importe de comprendre que le processus de discrimination contre les Rohingyas existe depuis longtemps, qu’il est cumulatif et qu’il a abouti à la crise actuelle. Le mécanisme d’exclusion juridique de la pleine citoyenneté est en place depuis longtemps, au point où aujourd’hui la vaste majorité des Rohingyas sont apatrides. Cette discrimination a fait couler beaucoup de sang et a causé de très nombreuses pertes de vies, blessures, souffrances et pertes de biens et de moyens de subsistance, sans parler des craintes et des humiliations qu’entraîne une discrimination de cette ampleur. Cette situation évoque la question du génocide, un terme lourd d’histoire et dont je parlerai plus en détail dans la section suivante de mon rapport.

Cette situation altère les relations actuelles dans l’ensemble de l’État de Rakhine et du Myanmar. L’État de Rakhine se caractérise par une diversité ethnique. La population de la communauté rakhine forme la majorité, suivis par une importante population rohingya et d’autres minorités ethniques.

La population rohingya représentait une grande majorité de la population dans le nord de l’État (les trois cantons qui ont désormais été en grande partie évacués), un groupe important dans le centre de l’État (qui sont partis en moins grand nombre mais dont les mouvements sont fortement limités, tandis que 120 000 d’entre eux ont été déplacés dans des camps) et un groupe de taille nettement plus limitée dans le sud. Sur le plan politique, le gouvernement de l’État de Rakhine est contrôlé par le Parti national d’Arakan (PNA), qui est pro-Rakhine, et non par la LND d’Aung San Suu Kyi qui a remporté une écrasante majorité lors des dernières élections nationales de 2015 au Myanmar, exception faite de l’État de Rakhine.

Cependant, il faut également savoir que l’administration centrale du pays a nommé un ministre en chef et que les gouvernements locaux jusqu’au niveau des villages relèvent du ministre des Affaires intérieures, qui est un membre de l’armée. Après avoir rencontré ce ministre, je n’ai eu aucun doute quant à l’étendue du contrôle du gouvernement central sur les affaires locales, une autre source importante de tension avec les dirigeants politiques de l’État de Rakhine.

Dans le centre de l’État de Rakhine, il y a une population rohingya qui est dans les faits sous occupation militaire depuis 2012. Une partie de cette population vit dans un camp pour PDIP et l’autre est confinée dans des villages soumis à un couvre-feu militaire strict. Ces conditions constituent une violation manifeste de leurs droits fondamentaux. Plus récemment, des représentants de la communauté internationale, y compris des organismes responsables des Nations Unies, se sont vu refuser l’autorisation de se rendre dans ces communautés. Les rares personnes capables d’observer de près ces conditions affirment que la population rohingya est sujette à la malnutrition; à la négation de leurs droits à la liberté d’expression, à la liberté d’association et à la liberté de mouvement; ainsi qu’au refus de fournir un accès à l’éducation, aux soins de santé et aux services sociaux. Des rapports sur la gravité de ces conditions continueront à nous parvenir et pourraient devenir plus accessibles à mesure que des représentants du UNHCR et du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) reçoivent la permission de se rendre dans la région. Mais la réalité d’une menace grave et réelle à la sécurité et même à la survie ne peut être niée.

J’ai été autorisé à aller à Sittwe, la capitale de l’État de Rakhine, pendant la semaine du 4 février 2018. J’y ai constaté le ressentiment profond de certains habitants de la communauté rakhine envers la population rohingya et leur présence dans l’État de Rakhine. J’ai aussi constaté combien les efforts internationaux et autres tentatives visant à établir un dialogue humanitaire y sont en fait mal vus. À mon avis c’est cette haine qui constitue le plus grand obstacle à toute possibilité de retour dans la dignité et la sécurité pour les Rohingyas vivant actuellement au Bangladesh. C’est aussi cette haine qui menace indéniablement la vie des Rohingyas qui se trouvent encore dans le centre et le nord de Rakhine.

Peu de témoins extérieurs ont pu constater la pleine ampleur des opérations militaires et les conditions dans lesquelles vivent les Rohingyas qui se trouvent encore dans l’État de Rakhine. Nicholas Kristof du New York Times a pu visiter un certain nombre de villages et il décrit, dans un article daté du 2 mars 2018, les conditions de grande pauvreté, de malnutrition et d’isolement profond qu’il décrit comme un « lent génocide ». Les autres observateurs internationaux sont peu nombreux à pouvoir s’y rendre et leur liberté de mouvement est très limitée. Cependant, les quelques renseignements fiables dont nous disposons soulignent l’existence d’une crise soutenue au chapitre des droits de la personne et de la sécurité humaine.

Il importe de se rendre compte de l’ampleur du défi auquel est confrontée la communauté rohingya. Les Rohingyas ne bénéficient ni de la protection ni de la présence d’une force internationale, ni même de celles d’observateurs extérieurs. Comme la zone de conflit couvre une grande partie du nord de l’État de Rakhine, l’aide humanitaire a été hautement restreinte et ne reprend maintenant que dans certaines parties de l’État. L’armée y fait valoir son droit d’entrer dans toute habitation à toute  heure, pour y chercher des militants de l’ARSA ou d’autres opposants au régime actuel. Il y a également des accusations graves de violations des droits civiques fondamentaux, de brutalité et d’actes de torture, mais ces accusations n’ont pour le moment pas encore donné lieu à des enquêtes crédibles ou à une prise en compte de la part des autorités du Myanmar.

Le conflit n’oppose pas uniquement l’armée du Myanmar et l’ARSA. Il touche aussi la communauté rohingya et les habitants de la communauté rakhine dans l’État de Rakhine où on allègue des attaques entre les deux groupes sur le terrain. Encore une fois, l’absence d’observateurs neutres rend difficile l’établissement des faits. Le départ d’un aussi grand nombre de personnes ne peut qu’avoir été engendré par un climat de peur et d’intimidation, quelle qu’en soit la source. Il importe également de souligner la très grande pauvreté dans tout l’État de Rakhine. L’intensité des luttes pour les terres et les ressources s’explique précisément par la grande pauvreté de tous les habitants. Si l’aide à la population rohingya a été si âprement contestée à l’échelle locale, c’est parce que la population rakhine considère que ce « développement » ne profite qu’aux Rohingyas et pas à eux. Cela doit changer.

La Commission de Kofi Annan a formulé un certain nombre de recommandations que le gouvernement du Myanmar a signalé vouloir accepter. La mise en oeuvre des recommandations se trouve désormais entre les mains d’un comité dirigé par le ministre du Bien-être social, du Secours et de la Réinstallation, Win Myat Aye. De plus, le gouvernement du Myanmar a créé à Rakhine un groupe dédié à l’aide humanitaire, à la réinstallation et au développement que j’ai rencontré le 8 novembre 2017 à Yangon. Les ressources de ce groupe sont pour l’heure incertaines, bien que le gouvernement ait évoqué un « partenariat public-privé ». Le groupe a pour objectif la reconstruction physique de cette région si gravement touchée par la violence, ainsi que la mise en place des conditions permettant le rapatriement volontaire de la population rohingya qui se trouve actuellement à l’extérieur du pays. Malheureusement, la crise actuelle a empêché la mise en oeuvre des recommandations de M. Annan, lesquelles ont été fortement appuyées par des pays comme le Canada.

Le gouvernement du Myanmar a annoncé la création d’un conseil consultatif sur la mise en oeuvre du rapport de Kofi Annan, comportant cinq membres de la communauté internationale. Le conseil a effectué sa première visite dans la région durant la troisième semaine de janvier 2018. Un des membres internationaux, Bill Richardson, a quitté le conseil après avoir exprimé de sérieuses préoccupations au sujet des politiques du gouvernement du Myanmar. J’ai parlé avec d’autres membres du conseil, qui ont exprimé leur ferme engagement à effectuer une évaluation indépendante et objective du travail du conseil et des politiques du gouvernement du Myanmar.

En outre, depuis mon rapport d’étape, il y a eu d’autres développements dans les discussions entre le Myanmar et le Bangladesh, notamment la signature de trois accords sur le rapatriement de la population rohingya au Myanmar. En examinant l’importance de ces accords, il faut savoir que plusieurs ententes ont été conclues entre ces deux pays depuis les années 1970. Les crises faisant des réfugiés rohingyas ne datent pas d’hier. Si la crise actuelle n’est pas gérée différemment, il y aura d’autres crises qui se traduiront par plus de violence, plus de pertes en vies humaines et plus de difficultés dans les années à venir.

Le Secrétaire général des Nations Unies a déclaré que tout rapatriement des Rohingyas doit « être volontaire et se faire dans la sécurité et la dignité ». Le Canada et les pays qui partagent des vues similaires ont formulé des messages semblables. Il est particulièrement important que le Bangladesh et le Myanmar s’engagent tous deux non seulement à respecter ces principes, mais également à prendre les mesures nécessaires pour en assurer la mise en oeuvre. Plus particulièrement, le UNHCR doit devenir un partenaire à part entière des deux gouvernements afin de traduire ces principes en mesures concrètes. La communauté internationale commettrait une erreur en appuyant le retour des réfugiés rohingyas avant que ces conditions ne soient réunies. Revenir à un monde de marginalisation, de discrimination, de grandes difficultés et de risque de violence n’est certes pas quelque chose que l’on peut encourager. Au moment de la rédaction de ce rapport, le gouvernement du Myanmar a apparemment accepté en principe de signer un protocole d’entente trilatéral avec le UNHCR et le PNUD afin de travailler au rapatriement, à la réinstallation et au développement dans le nord de l’État de Rakhine. Par ailleurs, selon certains rapports, d’éventuelles lois viendraient entraver le travail des ONG et des Nations Unies. Il doit être clair pour tous que si les observateurs internationaux, y compris les agences des Nations Unies, ne sont pas autorisés à circuler librement, à fournir de l’aide et à observer ce qui se passe, il est tout simplement impossible d’avoir la certitude que la population rohingya au Myanmar sera adéquatement protégée.

Les mesures à prendre doivent également inclure un plein accès du UNHCR et d’autres organismes à tous les endroits de l’État de Rakhine où la population locale – c’est-à-dire toutes les minorités ethniques et religieuses – demande un contact et une protection. Cela n’a pas été le cas depuis longtemps et nécessitera un changement de politique et de position de la part du gouvernement du Myanmar, tant de l’aile civile que militaire. Les obstacles véritables à la réinstallation ne se limitent pas au logement. Ils ont trait à la nature du conflit qui a provoqué les combats les plus récents, un conflit au coeur duquel se trouve la question de l’acceptation des Rohingyas en tant que partenaires légitimes au sein de la nation birmane. Les différends de longue date portant sur les cartes d’identité, les terres, les moyens de subsistance, la citoyenneté et la liberté de mouvement ont été exacerbés au cours des dernières années et ont débouché sur la marginalisation et sur le déplacement forcé de la population rohingya, en plus des conflits, de la violence et des décès.

Il ne s’agit pas d’un problème à court terme pour lequel il existerait une solution miracle. La signature d’ententes entre les gouvernements du Bangladesh et du Myanmar constitue une première étape en vue d’un éventuel processus de rapatriement, mais plusieurs assurances et garanties additionnelles doivent être obtenues avant que ces ententes puissent être mises en oeuvre. Un autre défi tient aux ressources présentes à la frontière pour évaluer la réadmission sur le territoire, ainsi qu’aux conditions qui attendent les rapatriés dans l’État de Rakhine. Les enjeux de la participation politique et de la citoyenneté jouent un rôle crucial touchant l’ensemble de la question.

L’argument selon lequel ces enjeux relèveraient tous de problèmes de souveraineté ne devant être réglés que par les gouvernements du Myanmar et du Bangladesh laisse de côté le fait que l’Assemblée générale des Nations Unies a reconnu qu’il incombait initialement aux États de protéger la sécurité des personnes, mais qu’en cas d’échec, cette question devenait une obligation régionale plus large et, au bout du compte, internationale. Cela ne suppose pas nécessairement une confrontation militaire avec le gouvernement du Myanmar. Cela signifie que ce gouvernement devra accepter sans équivoque l’idée d’une présence internationale qui garantira le respect des principes fondamentaux des droits de la personne. Cela ne se produira pas sans établir de liens avec le gouvernement du Myanmar et il faudra continuer à lui demander qu’il effectue les changements nécessaires. Ce sont des principes que le gouvernement du Myanmar a acceptés en adhérant aux Nations Unies et en acceptant les fondements de la Charte et les principes internationaux en matière des droits de la personne depuis son indépendance en 1948. Nous devrions obliger le gouvernement à tenir ses engagements. On ne demande pas aux chefs du gouvernement du Myanmar de signer un plan qui leur est imposé. C’est un programme qu’ils ont convenu d’accepter.

Le rapport final de la Commission consultative sur l’État de Rakhine, intitulé Vers un avenir pacifique, juste et prospère pour le peuple Rakhine, renferme un ensemble détaillé de recommandations visant à instaurer une paix et une prospérité durables dans cet État. Les éléments couverts par le rapport comprennent :

Développement socio-économique : Accroître les bénéfices des investissements dans l’État de Rakhine pour les communautés locales et encourager leur participation à la prise de décisions sur les questions liées au développement.

Citoyenneté : Accélérer le processus de vérification de la citoyenneté conformément à la loi sur la citoyenneté de 1982 en s’assurant qu’elle est volontaire. Il existe aussi un besoin de revoir la loi elle-même.

Liberté de mouvement : Assurer la liberté de mouvement pour tous, sans égard à la religion, à l’appartenance ethnique ou au statut de citoyenneté.

Participation communautaire et représentation : Promouvoir la représentation et la participation communautaires des groupes sous-représentés, y compris les groupes ethniques minoritaires, les apatrides et les communautés déplacées. Les femmes devraient participer à la prise de décisions politiques. Il faudrait aussi simplifier le processus d’enregistrement des organisations de la société civile.

PDIP : Développer une stratégie globale et participative pour fermer tous les camps de PDIP dans l’État de Rakhine. Il faudrait s’assurer que le retour ou la réinstallation s’effectuent de façon volontaire, sûre et dans la dignité. Pendant ce temps, il faudrait aussi s’assurer que les conditions de vie dans les camps sont décentes.

Développement culturel : Permettre la candidature de Mrauk U en tant que site du patrimoine mondial de l’UNESCO. Inscrire et protéger les sites historiques, religieux et culturels de toutes les communautés de l’État de Rakhine.

Cohésion intercommunautaire : Encourager le dialogue intercommunautaire à tous les échelons : canton, État et union. Le gouvernement doit lancer des activités qui contribuent à créer un environnement propice au dialogue, comme la formation professionnelle conjointe, les projets d’infrastructure, les manifestations culturelles et la création de centres communautaires pour la jeunesse.

Sécurité de toutes les communautés : Élaborer une réponse équilibrée qui combine des approches en matière de politique, de développement, de sécurité et de droits de la personne pour s’attaquer aux causes profondes de la violence et réduire les tensions intercommunautaires. Créer une agence unifiée pour tous les services de police de l’État et améliorer la formation, y compris en matière de droits de la personne, de police communautaire, de protection civile et de langue.

Relations bilatérales avec le Bangladesh : Renforcer la coopération bilatérale entre le Myanmar et le Bangladesh.

La question de la responsabilité et de l’impunité


Camps de réfugiés rohingyas à Cox’s Bazar, au Bangladesh / Source : Affaires mondiales Canada

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et la création des Nations Unies, le monde s’est engagé dans l’instauration de normes fondamentales du droit international dont le but est de veiller à ce que les crimes qui menacent la vie et la sécurité des personnes ne risquent pas d’échapper à un examen et de rester impunis. Les personnes coupables de violations du droit international, y compris de crimes contre l’humanité, doivent être traduites en justice. Cela vaut pour toutes les personnes concernées, qu’il s’agisse d’acteurs gouvernementaux ou non gouvernementaux, de militaires ou de particuliers.

Le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies a nommé une mission d’enquête pour établir les faits concernant des violations récentes présumées des droits de la personne commises par les forces militaires et de sécurité au Myanmar, en particulier dans l’État de Rakhine, contre les Rohingyas. La mission n’a toutefois pas été autorisée à se rendre au Myanmar; elle n’a pas non plus été autorisée à s’entretenir avec des responsables de l’armée et du gouvernement, ni avec des représentants de l’ARSA qui pourraient répondre aux graves accusations portant sur les événements qui se sont déroulés, en particulier depuis 2012. La mission a été autorisée à rencontrer des membres de la communauté rohingya vivant dans les camps situés à proximité de Cox’s Bazar. Elle rédigera un rapport fondé sur ces entretiens. Pramila Patten, la Représentante spéciale du Secrétaire général chargée de la question des violences sexuelles commises en période de conflit, a également recueilli des renseignements d’importance. J’ai eu l’occasion de rencontrer et de discuter avec des représentants de la mission d’établissement des faits, ainsi qu’avec Mme Patten et Yanghee Lee, la Rapporteuse spéciale sur la situation des droits de l’homme au Myanmar.

Les récits des témoins oculaires que j’ai entendus étaient à la fois effrayants et explicites. De nombreuses organisations de défense des droits de la personne ainsi que d’autres ONG ont également partagé des récits similaires, qui ont fait l’objet d’une attention et d’une réprobation générales. Il est maintenant temps que le monde aille au-delà du simple signalement d’allégations explicites et relève le difficile défi consistant à rassembler des éléments probants et à protéger ces éléments probants pour les utiliser lors d’éventuels procès à l’avenir. J’exhorte le Canada à travailler directement avec les autres gouvernements pour trouver un moyen approprié et efficace de faire en sorte que l’on parvienne à cette fin.

La position du gouvernement du Myanmar qui consiste à refuser l’entrée à la Mission d’établissement des faits du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, à la Rapporteuse spéciale de ce même Conseil, ainsi qu’à de nombreux groupes de défense des droits de la personne et à des représentants de plusieurs pays inspire difficilement confiance. Cette confiance est aussi ébranlée par l’insistance du Myanmar à passer les villages au bulldozer et à mener ses propres enquêtes. Cette position est incompatible avec le principe fondamental du droit international selon lequel aucune personne ou institution ne devrait être son propre juge, et selon lequel les scènes de crime devraient être maintenues telles quelles pour permettre de mener une enquête objective et en bonne et due forme. La collecte d’éléments probants au sujet d’événements précis doit être consciencieuse et systématique. Elle doit aussi se rapporter à des événements précis qui se sont déroulés dans des lieux précis, à des moments particuliers. Les travaux doivent porter sur les événements survenus au cours des dernières années. Il faut s’efforcer d’établir un lien entre ces événements et les responsables de telles violences et violations des droits de la personne et de la sécurité humaine. Cela ne peut pas être réalisé uniquement par l’armée du Myanmar, qui est à la fois juge et partie.

Le Canada doit poursuivre son engagement dans le cadre de ces travaux internationaux légitimes et importants. Un certain nombre d’ONG formulent déjà des arguments juridiques convaincants au sujet de la nature des menaces et du traitement qu’ont reçu les victimes. Compte tenu de nos expériences au sujet des crimes de masse commis au cours des dernières décennies, il est essentiel de soutenir ces travaux. J’ai été impressionné par l’engagement et la détermination dont ont fait preuve un si grand nombre de groupes et d’individus au Canada. L’ensemble des réactions (l’aide humanitaire, le bénévolat sur place, les collectes de fonds, ainsi que les représentations politiques détaillées) ont été admirables et m’ont grandement facilité la tâche. Je reste à la disposition des gens qui souhaitent encore me rencontrer et je sais que ces rencontres auront une incidence directe sur mon travail.

Il existe une différence entre l’information, le renseignement, les allégations et les éléments probants fiables qui peuvent être utilisés pour poursuivre des personnes en justice. Nous en sommes à l’étape où la collecte d’éléments probants véritables est essentielle. Il importe également que les Canadiens demeurent conscients des tensions requises entre la nécessité de s’entretenir avec la population et le gouvernement du Myanmar et notre défense permanente des droits de la personne. Nous avons été publiquement associés au processus de paix dans lequel le gouvernement du Myanmar négocie avec des dizaines de groupes armés ethniques pour mettre fin à des décennies de guerre civile sur plusieurs fronts. Nous avons aussi été associés au dialogue sur la gouvernance et le pluralisme ainsi qu’à d’autres enjeux cruciaux. Et cet engagement doit se poursuivre. Nous devons pour cela respecter toute la gamme des opinions exprimées au Myanmar et au sein de la société civile de ce pays, mais cela ne veut pas dire que nous devons sacrifier notre engagement envers la vérité sur ce qui s’est passé ou notre engagement à rejeter toute ambivalence à l’égard de la primauté de l’État de droit.

Lors de mes conversations avec les dirigeants civils et militaires au Myanmar, j’ai été frappé par la fréquence avec laquelle ils utilisent le terme « État de droit » dans leurs remarques. Pour être clair, « État de droit » et « ordre public » n’ont pas la même signification. Le terme « ordre public » sous-entend une volonté d’accepter que soient adoptées des lois répressives ou exclusives; il ne tient pas compte du concept central que l’on associe au terme « État de droit », principe fondamental selon lequel personne n’est au-dessus des lois, pas même les dirigeants politiques et militaires. Le précepte « si haut que vous puissiez être, la loi sera toujours au-dessus de vous » ne devrait jamais être ignoré ou oublié. La façon dont ont été traités les journalistes Wa Lone et Kyaw Soe Oo par le gouvernement du Myanmar a soulevé des inquiétudes dans la communauté internationale quant à l’équité des procédures, au refus d’accorder une libération sous caution et à la manière dont une loi datant du passé répressif de l’Empire britannique pourrait refaire surface et être utilisée dans des circonstances où elles attirent l’attention sur des comportements criminels possibles par les forces armées.

J’ai eu plusieurs entretiens avec des universitaires, des militants et de nombreux représentants provenant de plusieurs pays et organismes des Nations Unies. Compte tenu des allégations qui ont maintenant été largement diffusées, il est clair que de très forts arguments pourraient être présentés pour soutenir la présomption que plusieurs crimes contre l’humanité ont été commis au Myanmar. Ces allégations comprennent des abus commis par des membres des forces armées du Myanmar, des milices et autres groupes ainsi que de l’ARSA, entre autres. Il y a également eu des allégations de génocide, et les éléments probants de ce crime devront être soigneusement évalués.

L’histoire nous enseigne qu’un génocide n’est pas un événement soudain, comme un éclair. C’est un phénomène qui débute par des discours haineux, suivis de politiques d’exclusion, de discrimination juridique, puis de politiques d’élimination et qui se termine par un mouvement d’extermination massive. Le peuple du Myanmar et l’ensemble de la communauté internationale doivent se mobiliser pour prévenir l’ajout des Rohingyas à la liste tragique des populations exterminées au seul motif de leur identité. Chacun doit comprendre quels sont les risques dans le cas présent et c’est pourquoi les questions de réconciliation et de leadership politique occupent une place si importante.

La définition du génocide dans le Statut de Rome de la Cour pénale internationale est la suivante :

« … l’un des actes ci-après commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :

Il convient de noter que le crime de génocide nécessite la preuve d’une « intention de détruire un groupe ». Les crimes contre l’humanité, énumérés eux aussi dans le Statut de Rome, n’exigent pas de preuve d’intention mais font référence à un certain nombre d’infractions dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique, notamment le meurtre, la déportation ou le « transfert forcé de population », ainsi que les violences sexuelles graves, la torture et la persécution à l’encontre de quelque population civile que ce soit. Dans la présente section, je ferai référence aux mesures qui pourraient être prises afin de rassembler les éléments probants nécessaires à l’atteinte des seuils requis pour prouver ces crimes.

Mon propos ici consiste à souligner la gravité des infractions potentielles qui découlent du mauvais traitement de la population rohingya par le gouvernement, l’armée et d’autres individus et organisations pendant de nombreuses années et, plus particulièrement, au cours des derniers mois. Il n’est pas possible d’ignorer l’importance de ces problèmes.

Une fois les éléments probants rassemblés, la question qui se pose naturellement est celle-ci : où ces enquêtes nous amèneront-elles? Le Myanmar n’est pas signataire du Statut de Rome, mais le Bangladesh l’est. Le principe de « compétence universelle » peut également s’appliquer dans plusieurs pays où l’application des principes des droits fondamentaux de la personne est légalement reconnue à l’échelle nationale. Il y aura encore plusieurs débats et arguments juridiques qui pourraient éventuellement mener à des résultats concrets.

Deux autres idées en particulier valent la peine d’être explorées. La première est que l’on pourrait soutenir que la « déportation forcée », une infraction citée dans le Statut de Rome, est une infraction qui, dans ce cas-ci, n’est réalisée que lorsque des réfugiés quittent le territoire du Myanmar pour entrer au Bangladesh. On pourrait soutenir que la Cour pénale internationale a une certaine compétence puisque le Bangladesh est signataire du Statut de Rome. Que cela puisse se traduire par une probabilité accrue de condamnation est une tout autre question, et il s’agit d’une décision qui relève des procureurs de la Cour pénale internationale après un examen approfondi de la preuve.

La deuxième proposition qui, à mon avis, présente une valeur notable serait l’établissement d’un mécanisme par l’Assemblée générale des Nations Unies – à l’instar du Mécanisme international, impartial et indépendant (MIII) dirigé par Catherine Marchi-Uhel pour répondre aux nombreuses allégations liées au conflit syrien – qui garantirait l’adoption d’une approche systématique et exhaustive à l’égard ce qui se passe au Myanmar. Ce mécanisme présenterait toutefois de nombreux défis sur le plan politique, diplomatique et juridique. Cela ne règlerait pas non plus la question de savoir quel tribunal serait le plus pertinent pour traiter les dossiers que l’enquête permettrait de relever, mais nous aurions ainsi une approche de collecte et de préservation de la preuve grâce à laquelle nous pourrions aller au-delà des allégations et du déni. Dans le cas de nombreux autres conflits historiques, en particulier celui du Cambodge, des tribunaux particuliers ont été mis sur pied et, bien qu’imparfaits, ils ont permis de progresser pour ce qui est de traiter du problème de l’impunité. Comme on le dit souvent, cela vaut mieux que de ne pas tenter le coup.

C’est ce qui m’amène à la question des sanctions et autres mécanismes politiques. Le Canada a, pour la première fois, instauré des sanctions à l’encontre du Myanmar en 2007 au moyen de la Loi sur les mesures économiques spéciales. En 2012, il y a eu un certain relâchement de ces sanctions à la suite des mesures positives prises en vue d’une réforme au Myanmar. Cependant, il est important de souligner que le Canada n’a pas assoupli ses sanctions de façon aussi complète ou exhaustive que les États-Unis et plusieurs pays européens. Par exemple, nous avons toujours une interdiction visant la vente d’armes et il existe des limites sur la coopération avec les forces armées du Myanmar de même qu’avec les entreprises et les institutions associées à ces forces armées.

Les gouvernements du Canada et des États-Unis ont déjà des mesures législatives en place, la Loi sur la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus au Canada et le Magnitsky Act aux États-Unis, qui donnent aux gouvernements respectifs le pouvoir de désigner les personnes jugées coupables d’atteintes aux droits de la personne et d’autres infractions, pour ensuite imposer des interdictions de voyager et d’autres sanctions contre ces personnes et pour geler leurs avoirs. Les deux gouvernements ont ainsi désigné le major-général Maung Maung Soe, qui était à la tête du commandement ouest de l’armée du Myanmar et, ce faisant, ils ont envoyé le message clair que d’autres noms pourraient s’ajouter à la liste. Selon moi, cette liste pourrait comprendre toute personne ayant une part de responsabilité pour les manquements aux droits de la personne et pour les crimes contre l’humanité au Myanmar.

Plusieurs autres suggestions ont été formulées pour exercer une pression accrue sur le Myanmar et isoler le pays davantage, comme mettre fin aux relations diplomatiques ainsi qu’à toute aide financière et commerciale ou à toute aide au développement.

Une analyse réaliste viendrait fortement soutenir l’argument selon lequel l’imposition de sanctions plus larges au Myanmar n’ont pas connu de succès par le passé et n’ont eu pour effet que de rendre le Myanmar encore plus dépendant de l’aide et des investissements de toutes sortes provenant de la Chine et des autres partenaires de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE).

Le Myanmar est un pays pauvre comptant 50 millions d’habitants, qui s’est embourbé dans des conflits internes et même des guerres civiles depuis son indépendance en 1948. Couper l’aide (y compris l’aide au développement) à l’ensemble du secteur public du Myanmar ou la collaboration avec ce dernier, ou encore couper les relations avec le gouvernement du Myanmar, auraient pour effet de retirer essentiellement la pertinence que le Canada pourrait avoir dans les débats ou les discussions sur la façon de procéder à l’avenir. Aux détracteurs qui disent que tout va continuer sans changer, je répondrai catégoriquement que c’est très loin d’être le cas. Il s’agit d’une approche en matière de développement humain dans le cadre de laquelle la population appauvrie n’est pas un pion, malgré notre profond désaccord avec le gouvernement du Myanmar concernant ce qui s’est passé – et qui se passe toujours – dans ce pays.

Nous devons connaître notre influence et ne pas permettre que notre politique étrangère ait à se rabattre sur une politique de gestes vides de sens. Nous devons poursuivre et même rehausser notre engagement envers les droits de la personne sur le terrain au Myanmar, envers tout mouvement de réconciliation qui semble vouloir fonctionner et envers les droits des femmes et des filles qui vivent dans des conditions difficiles.

Une coordination et une coopération efficaces

J’ai été frappé au cours de mes travaux par les défis que nous rencontrons lors d’une crise aussi soudaine et d’une telle ampleur. Il y a eu plusieurs signes avant-coureurs que ce genre de crise peut survenir, mais il est important de noter qu’ils n’ont pas donné lieu à une réaction efficace de la communauté internationale. Depuis un certain temps déjà, et surtout depuis les événements tragiques dans les Balkans et au Rwanda, de nombreuses personnes soutiennent que la communauté internationale et ses organismes devraient être mieux en mesure de réagir aux défis d’une crise humanitaire. Il faut avouer que malgré les discours et les discussions à propos de la « responsabilité de protéger », et malgré le travail des Nations Unies et de ses organismes, le monde a tardé à tenir compte des avertissements, à voir les signes évidents de crises à venir et à réagir de manière efficace et coordonnée. Dans les Balkans, par exemple, la communauté internationale a pris beaucoup de temps avant de réagir. Au Rwanda, le monde a fermé les yeux même si le personnel sur le terrain indiquait clairement qu’une catastrophe était imminente. L’intervention menée par les États-Unis et la Grande-Bretagne en Irak contre Saddam Hussein s’est soldée par un échec retentissant. On peut aussi faire valoir que l’intervention en Libye n’a pas non plus réussi à rétablir la stabilité. Et en Syrie, l’absence d’action a mené à la perte de centaines de milliers de vies et à la dispersion ou au déplacement de millions de personnes.

Nous avons de multiples exemples de choses à éviter dans nos interventions, ainsi que sur les coûts et les conséquences d’en faire trop ou pas assez. L’analyse a posteriori est facile à faire, mais nous nous devons de réagir à la présente crise de manière à préserver le plus de vies et à offrir les meilleures possibilités de stabilité et de sécurité pour la population dans son ensemble.

George Bernard Shaw a un jour dit que le plus grand problème en communication est de supposer qu’elle s’est déjà produite.

Ces propos aident à expliquer pourquoi les silos verticaux constituent un problème pour toute organisation de grande taille. La communication et la coordination s’avèrent de plus en plus nécessaires car, en leur absence, il est impossible d’avoir un travail cohérent. La plupart du temps, la présence des silos n’est pas fortuite. Les silos sont là pour une raison. Ils servent à protéger les piliers de pouvoir et les chasses gardées, à limiter la transparence pour les questions les plus épineuses et à cacher l’incompétence, les erreurs graves et même les actions malhonnêtes. En raison de son ampleur, ce problème touche les organisations et les gouvernements à tous les niveaux. Le succès de toute tentative de résolution de la présente crise au Bangladesh et au Myanmar passera nécessairement par un effort soutenu d’élimination des silos, peu importe où ils se trouvent. Et ils sont partout.

Ces silos se retrouvent dans les gouvernements du Myanmar et du Bangladesh, dans les autres gouvernements, de même qu’à l’intérieur des Nations Unies et de ses organismes et dans les grandes ONG internationales qui répondent à la crise.

Il y a eu de l’amélioration sur le terrain, dans les importants camps de réfugiés au Bangladesh, pour amener une plus grande coopération entre tous ceux qui veulent offrir des services ainsi qu’entre les Nations Unies, les ONG, le gouvernement du Bangladesh et les pays donateurs.

Lors de ma première visite au camp Kutupalong en novembre 2017, j’ai été frappé par la présence de phénomènes organisationnels qui ne sont que trop familiers : liens hiérarchiques flous, manque de clarté dans les directives, guerres de territoires, conflits de compétence et blâmes adressés à quiconque n’étant pas présent pour toute incapacité à régler les problèmes. Il y avait déjà des améliorations visibles à ma deuxième visite, mais il faut savoir que les tempêtes annuelles du printemps et la saison des pluies entraîneront des crises encore plus graves que celles que nous avons vues jusqu’à maintenant. La préparation aux situations d’urgence doit être améliorée de façon importante dans les deux pays pour tirer pleinement parti des leçons tirées de nos expériences antérieures. Nous n’avons pas beaucoup de temps. Les organismes internationaux vont également avoir besoin d’être entièrement informés des risques, tout comme les gouvernements et organismes nationaux, militaires et civils, qui pourraient être appelés à jouer un rôle de soutien en cas de désastre encore plus grave.

Au Myanmar, les équipes multi-ministérielles mises sur pied pour s’occuper des questions de relocalisation sont prometteuses, mais au bout du compte, les questions d’environnement physique et d’infrastructure demeurent moins importantes que le besoin de régler les questions politiques sous-jacentes dans l’État de Rakhine lui-même. Le conflit entre les communautés rakhine et rohingya y dure depuis des siècles et est à présent extrêmement intense. Cette situation est exacerbée par le fait que la communauté rakhine constitue une minorité qui a elle-même de la difficulté à se faire entendre au Myanmar. De plus, l’État de Rakhine a des problèmes de sous-développement chroniques que le gouvernement central n’a pas réussi à surmonter. Tous ces problèmes devront être réglés, et ce n’est qu’à ce moment-là qu’il sera permis de penser à un rapatriement réussi.

Le rapport de Kofi Annan met avec raison l’accent sur ce point. Ironiquement, ce rapport a été publié la veille du jour du déclenchement du plus important conflit jusqu’à présent et qui a entraîné le départ de plus de 671 000 Rohingyas vers le Bangladesh. Il faut néanmoins continuer ce qui a été enclenché par M. Annan. Pour mettre en oeuvre son rapport et les autres mesures concrètes visant à gérer la crise, il faudra obtenir le soutien actif de la communauté internationale. Tous les efforts possibles doivent être déployés et appuyés pour créer des terrains d’entente et détruire la haine et les préjugés. Le défi dans ce cas, comme dans tellement d’autres, est de trouver une façon d’empêcher les extrémistes provenant de tous les horizons de monopoliser le débat. Certains signes montrent que beaucoup de gens croient à la réconciliation, mais qu’ils ont peur de le laisser savoir. La communauté internationale, y compris le Canada, devrait encourager ceux qui recherchent la paix à faire preuve de courage.

Tant au Myanmar qu’au Bangladesh, nous devons nous assurer que notre aide ne cible pas un seul groupe ethnique ou national. Nous devons être particulièrement conscients du danger pour la communauté internationale d’être dépeinte par différents groupes dans les deux pays comme n’étant « intéressée que par les Rohingyas ». Dans l’État de Rakhine et dans la région autour de Cox’s Bazar, nous devons nous assurer que la portée de notre financement englobe toutes les communautés, y compris les Rohingyas, et nous devons éliminer la distinction que font les gens entre « aide humanitaire » et « aide au développement ».

Un scénario particulièrement optimiste, mais non pas impossible, serait de voir plusieurs pays, y compris le Canada, travailler avec les gouvernements du Myanmar et du Bangladesh ainsi qu’avec la communauté rohingya et le gouvernement de l’État de Rakhine pour déterminer ce qu’il est possible de faire pour convaincre la Banque mondiale et les organismes de financement d’Asie d’envisager la possibilité de faire avancer des projets de développement sérieux des deux côtés de la frontière entre le Myanmar et le Bangladesh. Ces projets pourraient constituer un point de départ pour régler les problèmes majeurs auxquels fait face la région. Électrification, amélioration des infrastructures, éducation et développement humain : tous ces aspects sont essentiels pour faire face à l’ampleur et à la gravité du sous-développement dans cette partie du monde. Mais permettez-moi à nouveau d’être clair : ce développement dépend de la prise en charge des problèmes sous-jacents liés aux droits de la personne qui ont mené à l’exclusion, à l’incarcération et à la déportation des Rohingyas. Droits et développement doivent aller de pair.

Les opinions divergent quant à l’importance relative qui doit être accordée à la promotion et à la défense des droits, de même qu’au besoin d’interaction efficace des pays qui ont des lois, des coutumes et une culture d’affaires différentes des nôtres. On dit qu’il y a une différence entre « aide humanitaire » et « aide au développement », et la communauté de l’aide humanitaire est réfractaire à une certaine forme d’« ingérence politique » et préfère plutôt établir des objectifs pour le développement. Notre politique étrangère est maintenant guidée par un principe général selon lequel elle doit être féministe, ce qui est tout à fait compréhensible compte tenu de l’étendue des problèmes de discrimination et d’inégalité liés au genre dans le monde. Cependant, il ne faut pas négliger pour autant les autres priorités, comme la prévention des conflits, la consultation en matière constitutionnelle, la médiation et le développement socio-économique. Le présent conflit au Myanmar et ses répercussions au Bangladesh nous donnent l’occasion de chercher des points communs dans nos propres politiques et celles d’autres pays et organismes aux valeurs similaires pour pouvoir sortir de certains silos et de la pensée compartimentée qui nuisent à la recherche de solutions.

Dans le cas de la crise actuelle dans l’État de Rakhine notamment, le problème pour le gouvernement du Canada et d’autres gouvernements, ainsi que pour les Nations Unies, est de savoir comment s’assurer que tous les engagements satisfont aux deux critères de principe et de pragmatisme. Il est erroné de penser que l’on doit en choisir un aux dépens de l’autre. Si nous cherchons à atteindre un idéal de principe sans faire preuve de réalisme ou d’efficacité, nous sombrerons dans une rhétorique inefficace qui nous permettra de nous sentir bien, mais qui ne permettra pas de changer la situation sur le terrain. Si nous oublions nos principes, nous ne ferons qu’adhérer à un programme qui n’accorde que très peu d’importance aux droits ou à l’état de droit.

Richard Haass, le président du Council on Foreign Relations, décrit le monde d’aujourd’hui comme étant en déroute. Il serait juste de dire que plusieurs des hypothèses liées au consensus d’après-guerre sont maintenant remises en question. La politique étrangère du Canada a reconnu au fil des ans l’importance croissante de l’Asie, et nous avons notamment élargi nos liens commerciaux avec les principales puissances de la région.

Nos programmes d’aide actuels sont axés sur la consolidation de la paix, le soutien à la société civile et les projets de développement économique local. Si l’on comprend l’ambassadeur, il y a six employés canadiens et sept employés locaux dans notre ambassade à Yangon. Nous n’avons pas de bureau dans la capitale officielle de Naypyidaw et, selon moi, il faudrait songer à en ouvrir un pour emboîter le pas aux autres pays qui se sont engagés dans cette voie.

Le conflit au Myanmar rappelle bien d’autres conflits qui ont lieu partout dans le monde. Des conflits intercommunautaires profonds, souvent irréconciliables, sont sans doute à la base des pires violences dans le monde aujourd’hui. L’élaboration d’une stratégie claire pour la La crise des Rohingyas en est un exemple.

Notre réponse à la crise doit tenir compte de la dynamique régionale. Il ne fait aucun doute que la Chine joue à présent un rôle majeur en Asie du Sud et du Sud-Est, comme dans le reste du monde. Elle a des investissements à la fois au Myanmar et au Bangladesh. Elle a un plan d’infrastructure pour toute la région, qu’elle appelle le « projet route et ceinture ». Ce plan contient des propositions pour des barrages, des ports, des routes et des chemins de fer dans tous les pays de la région, y compris le Myanmar et le Bangladesh. Les relations bilatérales – tant militaires que civiles – entre la Chine et le Myanmar se resserrent. La Chine fournit déjà 70 % de l’équipement militaire au Myanmar et ses entreprises se retrouvent partout dans le pays.

L’Inde et la Thaïlande sont des voisins, des investisseurs et des influenceurs clés. Le Japon est un important donateur. L’Indonésie est un acteur de plus en plus important dans la région, tout comme la Turquie. Les États du Golfe, l’Arabie Saoudite et les autres pays islamiques sont aussi une source importante d’investissements, de soutien de bienfaisance et d’envois de fonds des travailleurs rohingyas dans ces pays.

Je suis également convaincu que l’accent mis sur la crise humanitaire immédiate devrait intégrer une approche à moyen et à long terme comprenant de l’aide au développement, un appui politique et de gouvernance, de même que des efforts visant à faire avancer les questions de responsabilité et d’impunité. Le Canada doit prendre des décisions stratégiques quant à savoir s’il accordera la priorité à cette question et, le cas échéant, dans quelle mesure. Il doit aussi s’efforcer de travailler avec les pays aux vues similaires pour trouver des approches communes et coordonnées. Ce travail dépassera nos partenaires traditionnels pour inclure des partenaires de l’ANASE et du monde islamique. La crise des Rohingyas a généré de fortes réactions de la part de plusieurs pays, mais il devient maintenant essentiel que ces réactions se transforment en un effort coordonné assorti des ressources nécessaires pour faire une différence.
Le gouvernement du Canada devrait mettre sur pied un groupe de travail sur les Rohingyas auquel participeraient des représentants de tous les secteurs du gouvernement ainsi que des ONG pertinentes. Cela permettrait d’assurer une réponse rapide et efficace si une crise humanitaire se matérialisait en raison des mauvaises conditions météorologiques à venir. Cela suppose qu’il faut déployer des efforts soutenus en collaboration avec le Bangladesh et le Myanmar pour s’assurer que l’aide internationale est rationalisée et plus efficace, et qu’elle n’est pas freinée par la rigidité bureaucratique ou par des tactiques politiques. résolution des conflits et des crises devrait être un objectif stratégique clair, pour nous comme pour la communauté internationale. Il s’agit d’un casse-tête complexe, mais si nous voulons être efficaces, nous devons être prêts à interagir avec un monde en transformation. Il arrive que des pays fassent des discours et prennent des décisions comme si leur voix était le facteur décisif déterminant les résultats. Nous devrions éviter cette illusion et partager nos points de vue avec les autres.

Nous parlons souvent de maintien de la paix et de rétablissement de la paix comme étant des pièces maîtresses de la politique étrangère canadienne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Nous avons participé à de nombreuses grandes réalisations, entre autres au chapitre des droits de la personne, de l’État de droit et de la Force d’urgence des Nations Unies, et le Canada a le devoir particulier de veiller à faire face aux coûts et aux conséquences de cet héritage. Les conflits à l’intérieur des États deviennent vite des conflits entre États et ont des répercussions régionales plus vastes.

Conclusion


L’envoyé spécial dans les camps de réfugiés rohingyas à Cox’s Bazar, au Bangladesh / Source : Affaires mondiales Canada

La protection des vies est notre obligation principale. S’acquitter de cette obligation demande une présence, de la persévérance et de la patience. Elle demande une présence, car nous ne pouvons pas laisser le champ libre à ceux dont l’engagement envers les libertés individuelles et l’État de droit a été jugé déficient. Elle demande de la persévérance, car notre travail se heurtera à de la résistance, à du déni et, parfois, à un refus de collaborer. Elle demande de la patience, car notre travail sera plus long et laborieux que ce que nous pouvons imaginer en ce moment. Il n’y a aucune garantie de succès et de nombreuses vies sont encore en jeu. Mais une chose est certaine : si l’on ne tente pas de faire une différence, le résultat sera bien pire que si on fait les efforts nécessaires.

Recommandations

La crise humanitaire au Bangladesh et au Myanmar

  1. Un principe fondamental de l’approche du Canada à l’égard de la crise devrait être notre écoute de ce que les Rohingyas ont à dire. Ce principe devrait guider nos actes et éclairer notre mobilisation.
  2. Le Canada devrait jouer un rôle de premier plan dans la réponse à la crise actuelle en intensifiant les efforts d’aide humanitaire et d’aide au développement au Bangladesh et au Myanmar. La réponse du Canada devrait être centrée sur l’aide humanitaire, l’éducation, le soutien aux infrastructures et l’atténuation des répercussions de leur déportation violente sur les femmes et les filles rohingyas en offrant un important soutien aux Nations Unies et aux organisations internationales travaillant dans les camps et ailleurs. L’éducation, en particulier, devrait être une priorité de notre approche à long terme. Le gouvernement du Canada devrait élaborer un plan de financement pluriannuel, qui serait mis en application en 2018-2019, pour soutenir ce vaste travail des deux côtés de la frontière. Ce plan pluriannuel devrait également englober les efforts en matière de responsabilisation et de collecte d’éléments probants, de même que les efforts accrus de coordination qui sont nécessaires tant au Canada qu’à l’échelle mondiale. J’estimerais à 150 millions de dollars par an, pour les quatre prochaines années, les coûts additionnels à consacrer à cet effort combiné, ce qui comprend du personnel supplémentaire à l’administration centrale et à l’étranger.
  3. Tout en témoignant sa gratitude auprès du gouvernement du Bangladesh et en lui fournissant un soutien dont il a grandement besoin, le Canada devrait exprimer clairement ses préoccupations quant à la nécessité de prévoir des terres additionnelles, à Cox’s Bazar et dans les environs, pour les 100 000 Rohingyas dont la vie ou la santé sont à risque en raison des inondations, des glissements de terrain et des maladies d’origine hydrique qui sont susceptibles de survenir pendant la saison des moussons qui approche. Les 500 acres de terrains additionnels qui ont récemment été alloués par le gouvernement du Bangladesh ne sont pas suffisants pour répondre à une crise d’une telle ampleur. De même, il est peu probable que la construction du camp insulaire de Bhasan Char par le gouvernement du Bangladesh soit achevée à temps ou qu’elle soit suffisante compte tenu de l’ampleur de la crise prévue; ce camp soulève en outre de graves problèmes sur les plans de l’accessibilité et de la mobilité. Il faut faire connaître et faire comprendre à un plus grand nombre d’intervenants l’urgence de la crise humanitaire et les risques concrets auxquels sont confrontés les Rohingyas et les autres populations au Bangladesh et au Myanmar. Le gouvernement du Bangladesh doit aussi régler les problèmes récurrents en ce qui concerne les visas et les permis de travail pour les travailleurs humanitaires.
  4. Aux termes de ce plan pluriannuel, l’aide canadienne au développement devrait non seulement être axée sur les besoins des réfugiés rohingyas, mais aussi sur ceux de la population bangladaise de Cox’s Bazar, compte tenu des répercussions que l’afflux de 671 000 réfugiés additionnels ont eues sur la population locale. Le Canada devrait continuer de collaborer avec les organisations qui se consacrent au développement et aux droits de la personne.
  5. Le Canada devrait continuer à prôner la signature d’un protocole d’entente entre le UNHCR, le gouvernement du Bangladesh et le gouvernement du Myanmar, ainsi que l’établissement de liens plus étroits entre l’ensemble des organismes internationaux et des Nations Unies et ces deux gouvernements. La mise en oeuvre de ces plans et, en particulier, l’accès continu et sans entraves de l’aide internationale et des observateurs dans l’État de Rakhine contribueraient à rassurer tant les Rohingyas que la communauté internationale quant à la sincérité et à la crédibilité de l’engagement pris par les ailes civile et militaire du gouvernement du Myanmar à l’égard de la mise en oeuvre d’un plan concret pour le retour de la population rohingya.
  6. Le Canada devrait faire savoir qu’il est prêt à accueillir des réfugiés de la communauté des Rohingyas provenant du Bangladesh comme du Myanmar, et il devrait encourager la discussion entre pays aux vues similaires pour qu’ils emboîtent le pas. Cette position ne diminue en rien les obligations du gouvernement du Myanmar d’accepter leur responsabilité suite à la déportation des Rohingyas loin de leurs foyers dans des circonstances particulièrement violentes.
  7. Le Canada devrait soutenir les initiatives informelles mises de l’avant par des ONG expérimentées qui sont destinées à améliorer le dialogue entre les gouvernements du Myanmar et du Bangladesh et à favoriser la réconciliation entre la communauté rakhine et les Rohingyas. Ces initiatives informelles se sont souvent avérées utiles pour soutenir les efforts de résolution des conflits dans le monde.

La situation politique au Myanmar

  1. Le Canada devrait continuer à mener une politique d’interaction active avec le gouvernement du Myanmar et continuer à fournir une aide au développement axée sur les besoins de toutes les communautés de ce pays. Nos efforts continus visant à défendre l’État de droit, les droits de la personne, la démocratie et la responsabilité n’entrent pas en conflit avec la réponse aux besoins en matière de développement humain.
  2. Le Canada devrait continuer d’insister sur le fait que le retour au Myanmar des Rohingyas réfugiés au Bangladesh doit être conditionnel à la présence d’indicateurs clairs, à savoir que les recommandations de la Commission de Kofi Annan visant à garantir la reconnaissance des droits politiques et civiques des Rohingyas dans l’État de Rakhine sont mises en oeuvre de façon concrète, qu’une présence internationale continue sera permise et que le retour des réfugiés pourra se faire de manière volontaire, digne, sûre et durable.
  3. Le Canada devrait continuer d’insister pour que l’aide humanitaire et les observateurs soient à la disposition de toute la population de l’État de Rakhine, sans égard à l’origine ethnique. L’aide internationale et la présence d’observateurs doivent être vues comme des conditions préalables à toute mesure de rapatriement des Rohingyas au Myanmar. Des fonds devront être fournis pour que les efforts en ce sens soient efficaces.
  4. L’aide canadienne au développement dans l’État de Rakhine et dans l’ensemble du Myanmar devrait être majorée et elle devrait être axée sur les besoins des femmes et des filles, la réconciliation et les mesures nécessaires pour garantir la sécurité et les droits civiques de l’ensemble de la population, y compris les Rohingyas. Il faudra accorder une attention particulière à la nécessité d’être prêt pour une intervention d’urgence tant au Myanmar qu’au Bangladesh.
  5. Au-delà des frontières de l’État de Rakhine, le Canada devrait continuer de soutenir le processus de paix au Myanmar en aidant les principaux intervenants, la société civile et tous ceux qui ont la capacité de mener un dialogue efficace avec l’ensemble des groupes et des régions du pays. Du financement devrait aussi être offert pour les initiatives mises en oeuvre de bonne foi, lorsqu’on estime qu’elles contribueront au processus de paix et de réconciliation.
  6. Compte tenu du rôle que l’armée continue de jouer en vertu de la constitution actuelle, il faudrait envisager d’accorder une accréditation multiple pour le Myanmar à l’Attaché de défense du Canada résidant en Thaïlande, afin d’intensifier le dialogue direct avec l’aile militaire du gouvernement du Myanmar de façon à soutenir la politique du Canada sur le développement humain et les droits de la personne.

La question de la responsabilité et de l’impunité

  1. L’un des principes fondamentaux de la politique étrangère du Canada se fonde sur le fait que les auteurs de crimes internationaux, notamment les crimes contre l’humanité et les génocides, doivent être tenus responsables de leurs gestes. Afin d’assurer la responsabilisation et de mettre fin à l’impunité en cas de violation du droit international, il faut prendre des mesures concrètes et précises comme suit :
    • Établir un processus crédible et efficace d’enquête, qui comprend des entrevues auprès des témoins, la collecte d’éléments probants et la tenue rigoureuse des dossiers. Le Canada devrait travailler avec des pays aux vues similaires pour lancer un tel processus et être déterminé à y contribuer financièrement. Pour y parvenir, il faudra démontrer une volonté de collaborer avec les pays aux vues similaires au sein du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, de l’Assemblée générale et du Conseil de sécurité pour que des mécanismes de responsabilisation efficaces soient mis en place le plus rapidement possible. Cela pourrait inclure l’établissement d’un Mécanisme international, impartial et indépendant (MIII) pour recueillir et conserver des éléments probants susceptibles d’appuyer le renvoi des cas à la Cour pénale internationale ou aux autorités nationales engagées dans des poursuites fondées sur la notion de compétence universelle.
    • Tenir des discussions honnêtes et directes avec les gouvernements et tous les acteurs politiques pour qu’ils soient au courant de la détermination de plusieurs pays, dont le Canada, à assurer la responsabilisation à l’égard des violations au droit international en matière de droits de la personne et au droit international humanitaire, conformément au Statut de Rome, à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide des Nations Unies et à d’autres sources d’autorité en matière de droit international.
  2. Les personnes, organisations et entreprises réputées avoir joué un rôle dans la violation du droit international humanitaire ou d’autres lois en lien avec les conflits, notamment la violation du Statut de Rome ou de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide des Nations Unies, devraient faire l’objet de sanctions économiques ciblées en plus du processus décrit ci-dessus. Le Canada devrait travailler activement avec les pays aux vues similaires pour identifier les personnes ou les parties qui devraient être visées par de telles sanctions car ces dernières sont susceptibles d’être plus efficaces si elles sont multilatérales. Le Canada devrait aussi maintenir son embargo sur les armes et chercher à obtenir une interdiction plus vaste visant la livraison d’armes au Myanmar.

Une coordination et une coopération efficaces

  1. Le Canada devrait créer au sein du gouvernement fédéral un groupe de travail sur les Rohingyas qui pourrait être présidé par un sous-ministre chevronné, afin d’assurer une approche « pangouvernementale » aux divers éléments d’une réponse politique efficace. Le groupe de travail sur les Rohingyas relèverait directement d’un comité du Cabinet; il suivrait le déroulement de la crise en cours et recommanderait de nouvelles mesures ainsi que le financement nécessaire pour que le Canada puisse offrir un leadership et une réponse efficace à cette crise. Le groupe de travail pourrait produire en temps réel des rapports à l’intention du Parlement et de la population canadienne pour rendre compte de toute l’étendue de la crise.
  2. Le Canada devrait appeler les pays aux vues similaires à mettre sur pied un groupe de travail international pour s’efforcer de garantir que les politiques, les programmes et les mesures de persuasion soient mis en oeuvre de façon coordonnée. Le groupe comprendrait des pays de la région ainsi que les pays engagés dans les efforts communs. Le Canada devrait faire en sorte que la question des Rohingyas soit abordée lors de la réunion des chefs de gouvernement du Commonwealth qui se tiendra en avril à Londres, au Royaume-Uni, et pendant la présidence canadienne du G7 en 2018. Le Canada devrait également chercher des occasions de partenariat avec l’Organisation de la coopération islamique (OCI) et ses membres lors de la 45e réunion du Conseil des ministres des Affaires étrangères de l’OCI à Dhaka, au Bangladesh, en mai.
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